La reliance renvoie à la dimension relationnelle de la personne : relation avec soi, relation avec les autres, relation avec le monde et avec la dimension métaphysique de l’existence. La reliance est ce qui relie une personne à ses racines; que ce soit la vie en elle, la communauté au sein de laquelle elle vit, l’humanité qu’elle partage avec tous les êtres humains, le cosmos qu’elle peut contempler ou l’infini dans la profondeur de son âme. La reliance n’est pas le réseautage. On peut réseauter des usagers, des androïdes, des serveurs, des lignes de transport, etc.. On peut faire en sorte qu’ils partagent de l’information en temps réel et que leurs actions soient coordonnées. La reliance c’est autre chose. C’est une dimension expérientielle d’enracinement. Il ne s’agit pas de partager de l’information, mais d’être en « connexion » avec soi, avec une communauté et plus largement avec la vie. C’est très différent que d’avoir de l’information sur soi, sa communauté ou la vie en générale. À l’inverse de la reliance, la déliance c’est ce qui délie la personne de ses racines. Cela ne veut pas dire qu’elle est privée d’information et qu’elle n’est pas réseautée, mais qu’elle est déracinée. Dans la première partie de ce texte, j’ai utilisé la métaphore de l’enveloppe psychosociale éclatée pour décrire cette condition de déliance.
La déliance est à la fois un phénomène culturel et une expérience vécue par des individus dans leur singularité.
Comme phénomène culturel, la déliance accompagne le développement des sociétés occidentales modernes. Elle fait partie de notre condition commune; nous sommes tous jusqu’à un certain point déraciné. (Arendt 1961) (Polanyi 2001) C’est le côté sombre de l’émancipation : ne plus avoir de sol sûr et réconfortant où habiter humainement. (Berger, et al. 1973) Nous vivons dans un monde de choses de plus en plus incertain, une ère du vide selon la formule de Lipovetski. (Castel 2009; Lipovetsky 1983) Comme phénomène culturel, la déliance c’est l’élan d’émancipation qui rompt ses attaches avec ce qui donne sens à la vie. Nous vivons dans des sociétés de déliance.
Pour les individus, la déliance est une souffrance de l’âme, un mal d’être ou un mal de vivre, comme on dit. Elle peut atteindre toutes les sphères de vie d’une personne : biologique, psychologique, sociale et spirituelle. Elle peut s’inscrire comme un passage dans un cheminement de transformation et de réalisation personnelle ou être chronique et marquer l’arrêt du devenir d’une personne. La déliance chez les personnes que l’on rencontre dans les situations critiques de rupture sociale est persistante –elle ne fait pas partie d’un processus de croissance, mais d’une impasse existentielle- et atteint toutes les sphères de leur vie.
Léonie Couture de la rue des femmes répète à qui veut l’entendre que l’itinérance est un problème de santé relationnelle. Je crois que c’est ce qu’elle essaie de dire : en deçà de l’itinérance visible –être à la rue, sans logement, etc.- la vie relationnelle de la personne est en impasse.
Comment aborder cela? Quelles stratégies pouvons-nous développer qui tiennent compte de l’état de déliance profonde des personnes en itinérance? C’est-à-dire de leur problème de santé relationnelle pour reprendre l’expression de Léonie Couture? Deux stratégies me semblent particulièrement importantes pour aborder cette dimension de la vie des personnes. Elles ont l’avantage d’être transversales et transposables dans des contextes variés d’intervention : équipe mobile, centre de jour, hébergement, etc. Ces deux stratégies sont la culture de l’accompagnement et la culture de collaboration interorganisationnelle.
On parle beaucoup de l’accompagnement et j’en ai déjà beaucoup parlé dans ce texte. C’est une idée qui est dans l’air du temps. Mais il ne faut pas se faire d’illusion. Ce n’est pas parce que c’est une idée à la mode qu’elle est comprise et intégrée par ceux et celles qui y font référence. Aujourd’hui, tout le monde ou presque fait de l’accompagnement. Or la pratique d’accompagnement, nous l’avons vu, même si on peut l’intégrer dans toutes les pratiques professionnelles où l’humanité des personnes peut être enjeu, ce n’est pas n’importe quoi. Ce n’est pas par exemple le suivi avec lequel on la confond généralement. On peut très bien faire du suivi de problème et d’intervention, ainsi que de la gestion de cas sans accompagnement. L’accompagnement fait toujours référence à un savoir expérientiel partagé.
Pour développer une culture de l’accompagnement au sein d’une équipe et d’une organisation, il faut accorder une place centrale au savoir expérientiel. L’expérience partagée relie. Le diagnostic délie. Le diagnostic permet à la personne d’objectiver sa souffrance et de mettre son mal à distance et de se désidentifier de ses symptômes. L’expérience partagée permet de se relier à une présence qui peut être soutenante et rassurante. Ce sont deux choses différentes. Dans la pratique professionnelle avec les personnes qui ont des problèmes graves de santé, souvent chroniques, les deux doivent être intégrés. Avec les personnes en situation de rupture sociale dont la déliance est profonde et généralisée, la culture de l’accompagnement doit être au centre de l’intervention.
L’accompagnement est essentiellement une stratégie de reliance qui s’adresse à l’humanité de la personne.
L’importance centrale de cette stratégie apparait clairement lorsque toutes les approches traditionnelles de traitement et de réadaptation ont échoué ou qu’elles se heurtent au refus systématique de la personne. Nous sommes alors dans une impasse. En fait, ce sont les stratégies de traitement et de réadaptation qui sont dans l’impasse. La culture d’accompagnement est un changement de paradigme d’intervention. La solution n’est plus du côté des intervenants, mais de la personne. Le passage d’une culture d’expert à une culture d’accompagnement passe par ce renversement de perspective. C’est le passage qu’il faut faire si on veut approcher les personnes itinérantes en situation de déliance profonde et marcher avec elle vers une stabilisation de sa situation hors de l’itinérance.
La complexité des situations critiques de rupture sociale est grande. Aucune organisation ne peut prétendre être en mesure de prendre seule en charge cette population, malheureusement de plus en plus nombreuse. Le cloisonnement et la rivalité plus ou moins ouverte entre les programmes, les services et les organisations participent de la déliance. Le développement d’une culture de collaboration interorganisationnelle participe d’une stratégie de reliance qui vise à répondre à la complexité des situations dans lesquelles se trouvent inextricablement emmêlées les personnes.
Le développement d’une culture de collaboration interorganisationnelle est au cœur du développement d’un espace interorganisationnel de coresponsabilité, tant au niveau des responsables que des intervenants. Tous doivent sortir hors de leur zone de confort habituelle liée à leur organisation, pour aller dans une zone de coresponsabilité où ce n’est pas tant leur expertise qui compte –même si elle est importante-, mais leur capacité de collaboration. En principe, tous sont disposés à collaborer. En pratique, les disciplines, les services, les programmes et les organisations ont une forte tendance à se faire valoir au détriment des autres. Dans ce contexte, la collaboration avec l’autre devient une activité périphérique, voire instrumentalisée. Je collabore, parce que ça me rapporte quelque chose. Dans un cadre interorganisationnel, la culture de collaboration est centrale. C’est sur elle que reposent la structure et l’intervention.
Au niveau de l’intervention, l’intégration d’une culture de collaboration interorganisationnelle signifie que le soutien au développement de la collaboration entre les équipes fait partie du mandat de l’intervention. Ce n’est pas un principe ou une valeur écrite dans un document, c’est une exigence de la fonction. C’est la même chose au niveau de la gestion et de l’encadrement. Assurer la gestion d’une structure de coresponsabilité repose sur l’intégration d’une culture de collaboration interorganisationnelle.
La culture de collaboration interorganisationnelle ne repose pas sur un rapport de force, mais d’engagement et de confiance mutuelle. Ce qui est au centre ce sont les intérêts des personnes. Ceux des organisations sont et doivent demeurer en arrière-plan. La culture de collaboration interorganisationnelle ce n’est pas le partage de l’information et la coordination des interventions. C’est ce qu’elle permet de faire. La culture de collaboration interorganisationnelle est une stratégie de reliance pour faire face à des situations complexes qui concernent plusieurs organisations, mais qu’aucune ne peut assumer seules. Cette stratégie est au cœur d’une structure interorganisationnelle de coresponsabilité.
Les stratégies d’intervention visent à répondre aux besoins des personnes. Elles s’appuient sur leur motivation. L’approche de stabilisation psychosociale n’est pas centrée sur les stratégies d’intervention, mais sur les besoins des personnes. C’est cette distinction qui introduit la souplesse nécessaire pour s’adapter à la complexité des situations critiques de rupture sociale et aux contextes d’intervention.
Mais au-delà de la distinction, pour avoir de la souplesse, il faut de la diversité. Si l’intervention repose sur une seule stratégie, la souplesse a peu de sens.
Cela étant placé, les stratégies d’habitation doivent être placées au centre. Une approche de stabilisation doit être centrée sur des stratégies d’habitation diversifiées. Mais pas uniquement. Il ne s’agit pas de développer un programme logement. Il faut autour des stratégies d’habitation des stratégies pour le revenu, la santé et la reliance. Autrement, on ne fait que déplacer le problème.
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