Quelle est l’ampleur de cette zone critique ? Parmi l’ensemble de la population en situation d’itinérance à un moment donné, combien sont-ils dans cette zone plus critique ? Il n’y a pas de réponse exacte à cette question. Mais il est possible de déterminer un ordre de grandeur. Prenons Trois-Rivières comme référence. Le nombre de personnes différentes sans abri au cours d’une année peut être estimé autour de 700. Ce chiffre est basé sur le nombre de personnes différentes hébergées à l’hébergement d’urgence du Centre le Havre de Trois-Rivières au cours de l’année 2014 (596), auxquelles nous ajoutons un nombre estimé de personnes sans abri qui n’utilisent pas l’hébergement d’urgence (104). (Lacroix 2015) Ce chiffre est évidemment une hypothèse de travail. Mais elle nous parait raisonnable. L’expérience de l’équipe itinérance depuis 2010 nous montre que la cible la plus réaliste se situe un peu au-dessus de cent personnes par année. Donc, entre 15% et 20% de la population sans abri serait probablement dans cette zone plus critique de rupture sociale.
On peut se représenter assez facilement la zone critique dans l’ensemble du champ de l’itinérance. Le cercle bleu dans le schéma ci-dessous désigne les personnes à risque. Ce groupe est évidemment beaucoup plus large que la population sans abri ou sans domicile. Par exemple, les hommes, jeunes adultes, vivant seuls, sans emploi, sous scolarisés, ayant des problèmes de santé mentale et de toxicomanie, même s’ils sont domiciliés, se classent d’emblée dans cette catégorie. Le cercle vert désigne un groupe à risque élevé. Par exemple, une personne endettée, qui paye plus de 50% de son revenu pour son loyer, et qui a été sans domicile trois fois au cours des deux dernières années, qui a des problèmes de dépendance et de santé mentale, cette personne est à risque élevé de se retrouver de nouveau sans domicile. Le cercle jaune désigne des personnes à risque très élevé. Elles sont logées, mais sont en voie d’être expulsées ou de quitter leur lieu d’habitation, parce qu’elles ne peuvent plus y résider, pour différentes raisons, généralement liées à la sécurité. Nous n’avons pas de mesure précise de ces trois cercles. Ce sont des estimations basées sur l’expérience. C’est ce qui semble raisonnable de croire comme hypothèse de travail. Pour les deux autres cercles, nous disposons de données plus précises, bien qu’incomplètes. Le cercle rouge désigne les personnes actuellement sans abri. C’est-à-dire celles qui vivent dehors, dans un refuge ou dans des conditions d’extrêmes précarités. Finalement, le cercle noir désigne la zone plus critique que nous avons décrit plus haut.
Évidemment, le nombre de personnes dans cette zone est moins grand que dans les autres zones. Mais le nombre d’interventions est beaucoup plus grand dans cette zone que dans toutes les autres zones ; car on trouve concentrées dans cette zone les situations les plus chroniques et sans issue à l’intérieur des services en place. Une étude statistique sur l’utilisation de l’hébergement d’urgence à Trois-Rivières entre 1989 et 2010 montre que les utilisateurs qui ont un niveau de récurrence élevée représentent 11% de la clientèle. Par contre, ils représentent 40% du nombre de séjours. (Simard 2010) L’approche de stabilisation et de réaffiliation hors de l’itinérance que nous présentons ici ne vise pas l’itinérance en général. Elle vise entre 15% et 20% des personnes sans abri. Ces résultats correspondent aux résultats des études basées sur la typologie américaine des séjours dans les refuges : situationnel, périodique et chronique. (Kuhn and Culhane 1998) En bref, replacées dans le champ de l’itinérance, les situations critiques correspondent au volume et chevauchent partiellement l’itinérance périodique et chronique de la typologie devenue classique de l’usage des refuges. Ce chevauchement n’est que partiel, parce que la définition des situations critiques n’est pas basée uniquement sur la récurrence. Elle est plutôt basée des indices de gravité comme l’exclusion des services et de l’habitation, la fragilité et la vulnérabilité des personnes et l’absence de sortie hors de l’itinérance.
C’est une définition qui se prête moins bien aux mesures quantitatives et aux suivis de type épidémiologique que la typologie basée sur l’usage des refuges ou la récurrence des séjours en hébergement d’urgence. Mais elle fournit aux intervenants des repères plus nuancés que l’utilisation des refuges. Surtout, elle leur permet de se centrer plus sur la situation des personnes que sur l’usage d’un service. Même si elle est plus difficile à mesurer et circonscrire avec exactitude, elle fournit aux intervenants des repères plus souples et mieux accordés à la complexité de la réalité terrain. Mais elle n’est pas une alternative à la typologie basée sur l’usage des refuges ni à la définition basée sur le logement. Elle ajoute à ces approches plus quantitatives, une dimension qualitative plus proche du terrain. Donc, plus opérationnelle pour les intervenants.
Nous ne disposons d’aucune étude à ma connaissance qui nous permettrait de suivre l’évolution des situations plus critiques de rupture sociale. Il y a toujours eu des situations plus critiques dans les refuges, les hébergements d’urgence ou à la rue. Mais avant les années 2000, leur nombre était peu significatif. On peut dire qu’elles étaient plutôt exceptionnelles ou relativement marginales. Du moins, c’est ce que je me rappelle de l’accueil à l’hébergement d’urgence du Centre le Havre au cours de ces années. À vrai dire, c’est seulement à partir de 2005 que ces situations ont commencé à être plus nombreuses et plus sérieuses aussi. Elles n’étaient plus quelque chose d’exceptionnel. Elles sont progressivement devenues quotidiennes. Et les issues de plus en plus difficiles à trouver. L’environnement de ce qu’on appelle la rue a profondément changé en quelques années. Telle cette femme dans la cinquantaine. Appelons-la Yvette.
Nous sommes l’hiver. Il fait froid. Très froid. Yvette est assise dans un abri- bus. Toujours le même. Mais elle ne prend jamais l’autobus. Un chauffeur la prend en pitié et décide de lui offrir un café pour la réconforter un peu. Elle refuse son café et l’injure sans ménagement. Le chauffeur décontenancé décide de prévenir les policiers. Ceux-ci interpellent la dame qui est manifestement délirante. Ils la conduisent à l’urgence. Mais elle ne veut rien entendre et signe un refus de traitement. Elle se retrouve rapidement à la case départ. Les policiers l’interpellent de nouveau et lui font comprendre qu’elle ne peut rester là et qu’elle doit les suivre à l’hébergement d’urgence. Arrivée sur place, il est clair pour les intervenants qu’elle ne peut fonctionner dans un cadre d’hébergement régulier. On l’installe dans une unité spéciale où elle peut entrer et sortir à sa guise, sans entrer dans l’hébergement. Le matin, les intervenants constatent que ses draps sont tachés de sang. Après vérification, on apprend qu’elle a un cancer avancé et de très sérieux problèmes de santé. Une semaine plus tard, on réussit à la faire admettre à l’hôpital contre son gré. La semaine suivante elle était en soins palliatifs où elle est décédée peu de temps après son admission.
Des situations critiques comme celles-là ne nous étonnent plus. À la fin du siècle dernier, c’était encore quelque chose d’impensable à Trois-Rivières. Ça ne l’est plus. C’est cette évolution qui nous interpelle et exige le développement d’une approche centrée sur ces situations plus critiques
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