seul la responsabilité de ces situations sans la collaboration d’autres organisations. D’emblée ce sont des situations interorganisationnelles et intersectorielles qui nécessitent un niveau de coordination et d’intégration de services très élevés entre plusieurs organisations à la fois publiques et communautaires. Confrontés à la complexité de ces situations et au cloisonnement des services, les intervenants se sentent souvent impuissants et ne savent trop quoi faire. La situation paraît alors sans issue. Cette impasse systémique est au cœur des situations critiques de rupture sociale. Elles sont largement produites par le cloisonnement des organisations et des programmes, et le décalage des approches traditionnelles avec la complexité de ces situations.
Au-delà de l’impasse systémique qui est au centre des situations critiques, on peut baliser la situation des personnes à partir de trois repères : l’exclusion par rapport au logement et aux services, la vulnérabilité de la personne et l’impasse de la situation. Ces trois repères qualitatifs ne permettent pas de mesurer et de suivre le phénomène. Ce n’est pas leur fonction. Ils sont des repères pour soutenir le discernement des intervenants.
La personne ne peut avoir accès ou se maintenir en logement. Elle est exclue ou avec des accès très limités aux ressources et aux services. Sans lieu à soi, sans ressources et sans services, elle est vulnérable. D’autant plus qu’elle est fragilisée par des problèmes de santé et de dépendance. Au bout du compte, cette situation semble sans issue hors du milieu de l’itinérance. Ces personnes sont dans une situation critique de rupture sociale.
Blanche vit dehors depuis deux ans. Elle dort dans les abribus, les portiques d’immeuble à bureau, sous les ponts, bref où elle peut se sentir un peu en sécurité. En fait, elle dort très peu durant la nuit. Elle craint toujours d’être agressée. Elle dort plutôt le jour dans des lieux publics où elle se sent moins vulnérable. Elle voudrait bien avoir une place à elle, un logement ou encore mieux un terrain avec une maison mobile. Mais elle n’a pas les moyens de s’acheter un terrain. Et elle est incapable de rester en logement plus que quelques jours. Elle est intimement persuadée que les voisins ou le propriétaire ou quelqu’un d’autre veulent lui faire du mal. Ils veulent la faire mourir. C’est tellement fort, qu’elle ne peut rester. Elle quitte sans prévenir.
Elle a bien essayé de dormir à l’hébergement d’urgence. Mais même avec une chambre seule, elle ne peut fermer l’oeil de la nuit. Elle est convaincue que les intervenants vont la supprimer durant son sommeil. Profondément révoltée, elle leur jette au visage son indignation et sa colère. Elle a bien essayé de venir au moins manger. Mais c’est peine perdue. Elle est convaincue qu’on met des saletés dans sa nourriture pour l’empoisonner.
Devant son refus catégorique de toutes formes de traitement, les intervenants ont fait des démarches pour une évaluation psychiatrique. Le psychiatre a évalué qu’il ne pouvait ni la garder ni la traiter contre sa volonté. Elle se retrouve donc exclue à la fois du logement et des services.
Enfant, elle a été placée sous la protection de la jeunesse pour maltraitance. Jeune adulte, elle a été abusée et violentée de multiples façons. Elle a été hospitalisée en psychiatrie, toujours sous contrainte. Sous une allure de femme forte et sans peur, elle est très fragile et vulnérable. Elle est terrorisée. Sans issue hors de l’itinérance, elle mène quotidiennement son combat pour la survie.
L’histoire de Blanche illustre bien les trois caractéristiques d’une situation critique de rupture sociale : l’exclusion du logement et des services, la vulnérabilité de la personne et l’impasse de la situation. Reprenons brièvement chacune de ces caractéristiques. Nous pourrons ainsi mieux comprendre la signification et la complexité de cette situation pour les personnes, les intervenants et l’organisation des services.
Les personnes qui sont dans cette zone n’ont pas de lieu à soi où vivre. Elles sont à la rue, dans un refuge ou dans des conditions d’habitation très précaires. Elles sont aussi bien souvent exclues des services. Soit que l’accès leur est interdit parce qu’elles ne satisfont pas aux critères d’admission ou encore parce qu’elles refusent les services qu’on leur offre. Au bout du compte, elles sont sans lieu à soi où vivre, sans accès ou avec des accès très limités aux services. La situation de Blanche est typique. Elle ne peut se maintenir en logement, même lorsqu’elle peut en obtenir un. Elle ne peut avoir accès aux ressources d’urgence pour sans-abri. Elle s’y s’en trop menacée et menace elle-même les intervenants et les autres résidents. Elle refuse systématiquement toutes formes de traitements. Et elle ne peut être ni hospitalisée ni traitée contre sa volonté. Elle est dans une situation d’exclusion par rapport au logement et aux services. C’est le premier repère : l’exclusion du logement et des services.
Le fait d’être sans lieu à soi avec des accès limités aux services et aux ressources est en soi une situation de vulnérabilité. Mais cette vulnérabilité est fortement augmentée par la fragilité des personnes qui ont de multiples problèmes liés à leur parcours de vie et leur état de santé. La plupart ont vécu des événements traumatisants. Certaines sont ainsi marquées depuis l’enfance. Alors que d’autres ont eu une enfance « normale », mais elles ont été profondément blessées par des échecs, des ruptures, sans qu’elles puissent véritablement s’en remettre. La plupart de ces personnes ont à la fois des problèmes de santé mentale et de dépendance. Plusieurs ont aussi des problèmes de santé physique et de justice. Très souvent les problèmes de santé ne sont pas traités ou s’ils le sont, c’est à l’urgence. Mais dès que la personne quitte, le traitement est abandonné sans suivi. Dans les conditions où elle se trouve, le suivi des traitements est à peu près impossible, même si elle voulait le suivre. Dans ce contexte d’exclusion et de fragilité, la personne est dans une situation de grande vulnérabilité, parfois extrême. C’est aussi le cas de Blanche dont le monde intérieur est en bataille perpétuelle avec des personnages cruels. C’est le deuxième repère : la vulnérabilité de la personne. Lorsqu’on approche ces situations et que l’on côtoie de près les personnes, on se rend compte assez rapidement que leur vie relationnelle est dans une impasse souvent assez profonde. Elles n’arrivent plus à se relier aux autres, au monde qui les entoure, voire à elles-mêmes. Elles sont parfois dans un état de déliance profonde qui nécessite une approche de la vie relationnelle et de soins de proximité adaptés, qui va au-delà du modèle médical classique.(Kearney 2000) L’accompagnement désigne cette approche de la vie relationnelle ouverte à des soins de proximité adaptés.
L’impasse est une expérience très difficile à vivre, d’abord pour la personne. Mais aussi pour les intervenants qui essaient de l’aider, sans résultat. Les personnes qui sont dans cette zone d’intervention que nous essayons de décrire n’ont pas d’issue en dehors de l’itinérance. Tous les chemins de sortie sont bloqués. Elles peuvent être ainsi comme ancrées dans l’itinérance depuis longtemps. Parfois dans des refuges, lorsqu’elles peuvent y demeurer. Parfois à l’extérieur, dans des abris de fortune qu’elles bricolent ou s’approprient selon les possibilités et le contexte. On dit alors que leur itinérance est chronique. C’est le cas de Blanche qui dort où elle peut chaque nuit.
Impasse, chronicité et instabilité
Plusieurs, surtout dans les villes moyennes ou les petites villes où les loyers sont généralement moins chers et plus disponibles que dans les grands centres urbains, vont vivre une instabilité résidentielle récurrente. Ils vont ainsi se retrouver régulièrement en hébergement d’urgence ou à la rue. Mais leur situation résidentielle est généralement très précaire. Parfois parce que le logement ou la chambre n’est en fait pour eux qu’un abri temporaire. Parfois parce que l’instabilité émotionnelle de la personne est telle qu’elle doit quitter le lieu où elle vit, même s’il semble très convenable. Ce groupe de personnes parvient rarement à un niveau d’organisation psychosociale suffisant pour se maintenir en logement. C’est une catégorie de situation d’itinérance que l’on désigne habituellement comme étant cyclique ou périodique dans la littérature scientifique. Mais le niveau d’instabilité de ces personnes est tel, qu’il est difficile même de parler de cycle ou de période. L’instabilité et les conditions de vie très précaires sont chroniques. L’itinérance de ce groupe est en partie cachée. Mais globalement, leur situation est sans issue hors de l’itinérance, même s’ils semblent en sortir régulièrement. En fait, ils sortent d’une impasse pour entrer dans une autre. Blanche n’est pas dans cette catégorie. Son itinérance est toujours visible. Toute son allure nous dit son itinérance : ses vêtements, son hygiène corporelle, sa manière de marcher, le regard fixé devant elle, en ignorant tout ce qui est autour. Son étrangeté au monde qui l’entoure est palpable. L’itinérance de Pierre est entièrement différente. Même s’il partage avec Blanche la même situation critique de rupture sociale. Son itinérance est beaucoup moins visible.
Pierre a été hospitalisé en psychiatrie à 16 ans. Ça fait vingt ans de ça. Depuis, il a fait bien des efforts pour s’en sortir et trouver sa place. Il n’a jamais véritablement renoncé. Mais rien de ce qu’il a entrepris n’a vraiment réussi. Tous les chemins qu’il a voulu suivre l’ont inexorablement reconduit au point de départ : la rue. Pas de place à soi, personne sur qui s’appuyer, sans ressources. Dans le vide. Ses problèmes de dépendance se sont aggravés avec le temps, ainsi que son état mental et physique. Il est incapable de se maintenir en logement ou en chambre quelque part, peu importe les conditions. Parfois, il peut faire quelques mois dans un lieu. Mais souvent, il peut changer plusieurs fois au cours d’un même mois. Mais il n’utilise que très peu les ressources pour sans-abri, le moins possible. Il va plutôt à l’hôpital, dans les ressources d’hébergement en santé mentale, ou il dort à la rue. Mais jamais pour une longue période. Il fait tout ce qu’il peut pour ne pas être identifié comme « itinérant ». Il porte une attention un peu obsessionnelle à son hygiène corporelle et il s’habille avec soin, même si ce sont des vêtements donnés et achetés dans des friperies. Sa vie relationnelle est dans une impasse à peu près complète. Il en souffre énormément. Mais il se sent complètement impuissant. Il ne voit pas comment il peut changer cette situation. Il ne croit pas avoir un problème de santé mentale. Il est plutôt convaincu que c’est la psychiatrie qui a hypothéqué sa vie lorsqu’il était jeune, en l’enfermant et en lui administrant des doses massives de neuroleptiques. Il est dans une situation d’exclusion, très fragile et vulnérable, sans issue hors de l’itinérance. Mais son itinérance est dissimulée. Elle n’est pas tellement visible dans l’espace public. Elle est plutôt cachée.
L’impasse au-delà de la chronicité et de la récurrence
Au-delà de ces formes d’itinérance plus repérables à cause de la récurrence de leur situation, on voit des personnes basculer rapidement dans une situation de rupture sociale critique. Certes, ils ont une vie derrière eux, mais c’est la première fois qu’elles se trouvent dans cette situation, sans qu’aucune issue n’apparaisse pour elles hors de l’itinérance. Toutes les voies de sortie semblent se refermer sur elles. De toutes évidences, si une intervention de stabilisation et de réaffiliation adéquate et rapide de la situation n’est pas mise en oeuvre rapidement, les risques de détérioration et de chronicité sont élevés pour ces personnes. Les intervenants de l’urgence ne sachant trop quoi faire, ils hésitent bien souvent à les admettre, parce qu’ils se sentent eux aussi impuissants. Les situations critiques ne sont pas nécessairement récurrentes, mais les risques sont élevés qu’elles le deviennent, si rien n’est fait.
Jeff est un jeune autochtone expulsé d’une ressource intermédiaire en santé mentale. Les policiers l’accompagnent avec une intervenante sociale dans une ressource d’hébergement d’urgence. Jeff a des problèmes sévères de comportement. À cause de cela, il ne peut retourner dans sa communauté. À cause de cela aussi, il est un objet de discorde entre le réseau de la justice et celui de la santé. Par contre, le réseau de la santé a évalué qu’il n’avait pas suffisamment d’autonomie pour prendre en charge sa propre vie. Il est donc pris en charge par le curateur public pour ce qui est de ses biens et des décisions qui le concernent. Mais personne ne veut de lui nulle part ni la santé ni la justice. En désespoir de cause, il se retrouve donc en hébergement d’urgence. Mais cette situation est sans issue. Il ne peut demeurer bien longtemps dans un endroit comme celui-là. Et il ne peut être nulle part sans un encadrement et un suivi continu et adéquat. Jeff est dans une situation d’exclusion. Il est très fragile et vulnérable. Et il ne semble pas y avoir d’issue pour lui hors de l’itinérance. C’est l’impasse.
Les parcours de Blanche, Pierre et Jeff sont bien différents. La visibilité et la récurrence de leur itinérance est aussi fort différentes. Mais leur situation est semblable. Elle est critique. Elles sont dans une situation d’exclusion par rapport au logement et aux services. Elles sont aussi très vulnérables, à la fois parce qu’elles sont dans une situation de survie et parce qu’elles ont de multiples problèmes de santé souvent non traités qui les fragilisent et les rendent vulnérables comme personne. Sans compter les problèmes avec la justice et les impasses de leur vie relationnelle. Finalement, leur vie paraît sans issue hors de l’itinérance. Et lorsqu’on prend du recul, on se rend compte que le problème est systémique. Il nécessite une coordination et une intégration interorganisationnelle dans un environnement clivé et cloisonné.
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