Michel Simard
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Des repères pour la route

Soutenir l'autonomie vs atteindre des résultats

Le cœur de l’accompagnement c’est le soutien de l’autonomie de la personne. Il ne s’agit pas de « rendre » la personne autonome, mais de reconnaitre et faire appel à ses capacités d’être par elle-même, même si ces capacités peuvent être très diminuées ou dissimulées derrière des automatismes. Le sens de l’accompagnement n’est pas de corriger les erreurs ou les défaillances, mais de soutenir les capacités des personnes avec leurs fragilités et leurs dépendances. Le sens propre de l’accompagnement n’est pas extérieur à la personne. Il vise le soutien de la capacité d’être de la personne avec ses fragilités et ses vulnérabilités.

Mais il faut aussi reconnaitre que l’accompagnement professionnel ne se déroule pas dans un vide social, sans autres attentes que celles de l’intervenant et de la personne. L’accompagnement se déroule dans un cadre institutionnel avec ses normes, ses valeurs et ses attentes de résultats. Les intervenants sont payés pour accompagner. On s’attend à des résultats et on veut être capable de les mesurer. Paradoxalement, du moins à première vue, la culture de performance s’est développée en même temps que la culture de l’accompagnement. Elles forment un couple indissociable dans un contexte professionnel. Mais c’est un couple souvent en tension et parfois en conflit.

L’intégration harmonieuse de cette polarité au sein de l’accompagnement professionnel est très importante pour la santé mentale des intervenants et, au bout du compte, pour la qualité de l’accompagnement et les résultats de l’intervention. Les personnes détectent et ressentent rapidement les tensions et les conflits au sein des organisations que peuvent trainer avec eux les intervenants. Généralement, ce sont les personnes qui en paient le prix le plus élevé. La première chose à faire, c’est de reconnaitre l’existence de cette tension et son importance au sein de l’intervention. La deuxième, c’est de chercher des stratégies d’intégration qui préservent l’accompagnement des dérives que peut générer le déplacement du cœur de l’accompagnement vers le pôle de la performance, tout en maintenant l’importance de l’évaluation des résultats. Cet équilibre n’est pas facile à trouver. Mais il est nécessaire.

Il n’y a pas de recette pour garantir cet équilibre, mais il y a des repères. Il y en a au moins deux qui peuvent guider la réflexion. Le premier, nous l’avons déjà dit : il faut reconnaitre la présence, la légitimité et l’importance des deux pôles qui structurent la finalité de l’accompagnement. Le second consiste à prendre conscience que le pôle de la personne –le soutien de l’autonomie- précède celui des résultats attendus dans l’ordre du sens. Cela signifie que si l’attente de résultats devient le centre de l’accompagnement et que le soutien de la personne lui est subordonné, l’accompagnement perd son sens. Le développement d’une pratique d’accompagnement psychosocial de qualité repose sur cet équilibre fragile.

La reliance vs l'indépendance

La reliance se rapporte aux multiples dimensions de la vie relationnelle : relation avec la nature, avec l’humanité, avec soi, avec les autres et avec le monde –les institutions, les choses fabriquées, la culture, etc..(Bolle De Bal 2003) Dans l’accompagnement psychosocial, c’est particulièrement la relation avec les autres et avec le monde qui est visée. Mais pas uniquement, car la déliance des personnes est souvent beaucoup plus profonde que la déliance uniquement sociale. Surtout lorsqu’on accompagne les personnes dont les situations sont critiques. En deçà de la désaffiliation sociale, elles sont déliées avec elles-mêmes. Dans l’accompagnement psychosocial, il s’agit essentiellement de créer et maintenir un lien avec quelqu’un dont la situation est caractérisée par une déliance qui peut atteindre toutes les dimensions de sa vie relationnelle.

La visée ultime de l’accompagnement avec les personnes en situation de rupture sociale, c’est la réaffiliation sociale. Mais la réaffiliation ce n’est pas l’indépendance, c’est l’appartenance. Il y a une tension inévitable au sein de l’accompagnement psychosocial entre ces deux pôles : le besoin d’appartenance des personnes, de stabilité des liens et les attentes institutionnelles que les personnes puissent quitter le service et devenir indépendantes ou aller vers des services plus « réguliers » et moins lourds. Cette tension doit être gérée au sein de l’accompagnement et de l’organisation. Il y a une grande pression sur les services publics pour créer des rapports marchands, alors que la visée de l’accompagnement est citoyenne, voire humaine. Cette tension ne peut être éliminée. Elle doit être assumée. Autrement, des clivages s’instaurent entre les intervenants et les gestionnaires, entre le milieu institutionnel et le milieu communautaire ou encore entre différents services, parfois au sein de la même organisation.

Ici aussi il n’y a pas de recette toute faite d’avance, mais il y a des repères. Pour l’essentiel, ce sont les deux même. Il faut d’abord reconnaitre l’existence de cette tension ainsi que sa pertinence. Chaque pôle correspond à des besoins légitimes, ceux de la personne et ceux des organisations. Mais les besoins des organisations ne doivent pas avoir préséance sur ceux des personnes. C’est le deuxième repère. Si les besoins des organisations passent à l’avant-plan, l’accompagnement perd son sens et les résultats attendus après un certain temps s’inversent.

Marcher derrière la personne

Accompagner, c’est marcher derrière la personne. Le rétablissement, ce n’est pas le travail de l’intervenant, mais de la personne. C’est elle qui se rétablit. C’est elle qui mobilise ses capacités pour surmonter les défis et les épreuves du rétablissement. C’est elle aussi qui peut rechuter, s’effondrer, refuser d’avancer, etc. L’intervenant est en soutien. S’il prend les devants, il doit être conscient qu’il change de rôle. Il prend les choses en main. Il n’accompagne plus, il prend en charge. Ce n’est pas interdit. Au contraire, il y a des situations qui doivent être prises en charge. Il s’agit d’être conscient du passage et de sa justification.

Aller au rythme de la personne

Les personnes n’ont pas toutes le même rythme, loin de là. Il est très difficile de prévoir le changement. Il est difficile pour les intervenants de ne pas vouloir à la place des personnes, surtout au début. On veut que la personne se sente bien et en sécurité. Qu’elle se sente enfin chez elle, sans rien devoir à personne. On peut faire beaucoup d’efforts pour soutenir et aider la personne à se stabiliser. Et on peut être très déçu lorsqu’elle semble « saboter » le processus continuellement, comme si elle ne voulait pas vraiment se stabiliser hors de l’itinérance. Si ces pensées surviennent, c’est que quelque chose ne va dans l’accompagnement. On veut pour la personne et on l’inscrit dans un rythme ou un cheminement en porte à faux avec son propre rythme et son cheminement. L’accompagnant doit s’adapter au rythme et au cheminement de la personne, non l’inverse. Cette condition est essentielle pour que l’intervenant ne s’épuise pas et préserve sa santé mentale. Il y a des personnes qui se stabilisent et changent très rapidement leur situation, contre toutes attentes. D’autres, c’est l’inverse. Elles ne parviennent que très difficilement à se stabiliser, après des parcours très sinueux et décousus, marqués par de multiples crises et ruptures. Et certains ne parviennent pas vraiment à se stabiliser hors d’une contrainte judiciaire. Tous ces parcours et ces rythmes sont légitimes. Dans une perspective d’accompagnement psychosocial, il n’y a pas un parcours meilleur que les autres. L’accompagnement n’est pas centré sur un parcours ou une trajectoire particulière, mais sur la personne. L’intervenant doit aller au rythme de la personne s’il veut préserver le sens de l’accompagnement.

Apprendre à vitre avec les impasses

Les impasses relationnelles

L’accompagnement repose sur la confiance. Elle est essentielle. Mais les personnes que l’on accompagne sont comme prises au piège dans les impasses de leur vie relationnelle. Elles ne peuvent faire confiance, du moins par facilement, pas spontanément et rarement totalement. L’accompagnement peut être longtemps un apprivoisement.

L’accompagnement psychosocial des personnes en situation critique de rupture sociale se déroule dans un espace relationnel où la personne ne sent pas en sécurité. Elle s’y sent très vulnérable. Ses réactions peuvent être souvent excessives, très dérangeantes et parfois même menaçantes. L’intervenant doit apprendre à distinguer ces réactions de la personne et de ses besoins en arrière-plan. Il doit apprendre à sortir de sa zone de confort, sans perdre son propre centre et être entrainé dans une zone de vulnérabilité qu’il ne peut plus contrôler. Ainsi, l’intervenant peut aller vers la personne sans qu’elle se sente jugée et menacée. L’intervenant doit apprivoiser une « normalité » hors normes, s’il veut créer un lien de confiance avec la personne. Mais il n’y a pas de garantie.

Il y a des situations sans issue où la personne n’est plus atteignable d’une manière persistante. Elle n’est plus suffisamment présente ou refuse catégoriquement d’être en relation. La confiance est rompue ou ne s’est jamais vraiment installée, alors l’accompagnement s’instrumentalise ou prend fin. Il n’y a pas d’accompagnement sans un minimum de confiance qui permet la collaboration et le partage dans l’espace relationnel. On peut parfois sortir de cette impasse en changeant d’intervenant. Mais c’est parfois inutile. Peu importe l’intervenant, la situation demeure sans issue.

Le sens de l’accompagnement c’est le soutien de l’autonomie de la personne, en tant que capacité d’être par soi-même. Mais il y a des situations où l’autonomie est complètement passée en arrière-plan. La personne est comme absente ou devenue étrangère à elle-même. Elle peut être en situation de danger pour elle-même ou représenter un danger pour les autres. Ce sont des situations limites au sein de l’accompagnement psychosocial que l’intervenant doit apprivoiser et apprendre à bien discerner et gérer. Nous passons alors dans un registre d’intervention de prise en charge qui dépasse le cadre propre de l’accompagnement.

Les impasses institutionnelles

L’accompagnement est centré sur les besoins de la personne. Par contre, les institutions ne le sont pas toujours. Il semble bien qu’elles ne le puissent pas toujours. Ce sont des situations limites où l’intervenant se sent impuissant à aider la personne à sortir d’une situation d’impasse, alors que la personne est collaborative, mais que toutes les portes se referment devant elle. Ces situations sont très difficiles à vivre, d’abord pour la personne, mais aussi pour l’intervenant qui l’accompagne. Malheureusement, ces situations semblent devenir plus la règle que l’exception. Une des fonctions d’un cadre interorganisationnel d’intervention est de faciliter l’ouverture des portes des différents services ou pour éviter qu’elles ne se ferment, lorsque les situations sont limites.

L’accompagnement psychosocial n’est pas confiné dans un espace relationnel de proximité avec la personne; il s’insère dans une dynamique relationnelle interorganisationnelle dont la visée est la réaffiliation sociale des personnes. Cette réaffiliation passe inévitablement par l’accès aux services et à des opportunités qui permettent à la personne d’avoir une place à elle et d’avoir une vie, au-delà de la survie. Pour l’intervenant qui accompagne la personne, la vie relationnelle avec les autres intervenants, professionnels et organisations est quelque chose de central s’il veut aider et soutenir la personne dans son parcours de reliance, de stabilisation et de réaffiliation. Il doit intégrer le développement de lien de collaboration personnalisée avec les autres intervenants et organisation au sein de la pratique d’accompagnement. Autrement, il risque de réagir négativement aux difficultés et aux fermetures. Ce qui ne va que les accentuer davantage et augmenter le sentiment d’impuissance. Le développement d’une culture de collaboration interorganisationnelle est un choix qu’il faut assumer et soutenir dans un environnement complexe comme celui de l’itinérance.

S'appuyer sur les besoins des personnes

Choisir de s’installer dans un logement, dans un espace à soi et d’y demeurer n’est pas une mince affaire pour plusieurs personnes. D’autant plus si elles doivent signer un bail pour lequel elles sont responsables. S’engager ainsi est hors de portée de plusieurs. Il faut alors réduire les exigences de l’engagement et augmenter le soutien si on veut maintenir la motivation. Autrement, la pression est trop forte. Mais chaque cas est particulier. Il n’y a pas de recette miracle. L’important est de rester conscient de la vulnérabilité de la personne et de ses fragilités. Et voir avec elle ce qui serait le plus aidant. Il faut essayer. Essayer encore. Et recommencer. Les apprentissages se font en chemin en intégrant les échecs. Ce qui échoue ce n’est pas la personne ni l’intervenant, mais une stratégie qui n’a pas fonctionné. C’est tout. Les besoins qui motivent la stabilisation d’une personne ne sont pas des stratégies. Ils ne disparaissent pas avec l’échec d’une stratégie pour les combler. Ils demeurent comme fondement de la motivation de la personne à se stabiliser. Il est toujours possible de revenir aux besoins qui motivent la stabilisation et d’explorer de nouvelles stratégies, de nouvelles façons de faire. Mais le chemin demeure le même. Si le lien avec les besoins derrière la motivation se perd, c’est l’impasse. Ce sont les besoins qui sont la véritable source de motivation de la personne. Et même si certaines stratégies n’ont pas donné de résultats, les besoins demeurent et sont encore pleinement légitimes. On peut critiquer les stratégies pour combler un besoin. Mais on ne peut critiquer les besoins d’une personne. Les besoins qui fondent la motivation de la personne sont les points d’appui de l’accompagnement. La capacité à discerner ces points d’appui et à aider la personne à les reconnaitre est une compétence difficile à acquérir, mais centrale dans l’accompagnement psychosocial. En s’appuyant sur les besoins qui fondent la motivation de la personne, il est possible d’intégrer les obstacles, voire les échecs de la stabilisation dans le cheminement difficile de la personne. Et ainsi l’aider à maintenir sa motivation, malgré les épreuves. Mais il arrive que la motivation s’effondre.

Avoir une place à soi n’est pas une stratégie. C’est un besoin humain. Comment nous pouvons essayer d’y répondre avec la personne est une stratégie. C’est la réponse à ce besoin qu’une approche de stabilisation vise en premier lieu. Il peut s’exprimer de différentes façons chez la personne, par de la révolte, de la résignation ou du découragement. Il peut aussi s’exprimer dans des préférences marquées : « je ne veux pas vivre seul » ou au contraire « je veux avoir la paix. Chu tanner d’avoir à dealer avec les autres ». C’est le même besoin d’avoir une place à soi.

Avoir une place à soi, c’est une source de motivation importante chez toute personne humaine dans son projet d’être quelqu’un, quelque part. C’est sur cette motivation que s’appuie une démarche de stabilisation hors de l’itinérance. Si cette motivation est absente, le projet de stabilisation perd son sens. À moins que son sens ne soit détourné en cours de route. On peut vouloir stabiliser une personne ou un groupe de personnes pour des motifs qui leur sont totalement étrangers. Un programme peut être conçu pour stabiliser les personnes en utilisant des moyens répressifs, sans tenir compte de leurs besoins et de leurs motivations. Il faut être vigilant pour maintenir une approche humaine dans un contexte traversé par des tensions sociales souvent importantes. Une approche humaine s’appuie sur la motivation de la personne.

Ce n’est pas l’intervenant qui stabilise la situation de la personne, même s’il peut contribuer en lui ouvrant des portes et en lui offrant des opportunités. C’est la personne qui choisi et décide de se stabiliser et qui s’engage dans un processus de stabilisation et de réaffiliation. Rappelons-le : l’intervenant est en soutien à la capacité d’agir de la personne. Mais la motivation au changement est quelque chose de fragile, de très fragile dans le contexte des situations critiques de rupture sociale, et parfois, elle est absente. Mais c’est sur elle que s’appuie l’accompagnement des personnes. Si elle fait défaut, l’accompagnement ne va nulle part ou devient manipulation.

La motication défaillante

Même dans des conditions matérielles idéales, il arrive que la motivation de la personne à la stabilité s’effondre et s’inverse. Apparait alors un besoin compulsif de bouger, de s’échapper pas tant du logement, que de l’injonction à la stabilité qui semble venir de l’extérieur. Un peu comme une sentence vie à purger. La personne étouffe dans son logement. Tôt ou tard, elle trouvera les moyens de « s’échapper ». Cette perception est évidemment fausse. Et la stratégie qu’elle va utiliser pour s’échapper ne la rendre pas plus libre. Mais la personne n’a pas les moyens de remettre en question ce qu’elle vit réellement, lorsqu’elle est identifiée à ce qu’elle vit. 1 Une fois abandonné le logement sans possibilité de retour, elle se sent mieux. Elle se sent enfin dégagée de l’emprise qu’elle sentait peser sur elle. Elle se sent plus libre. Mais elle n’a plus rien, nulle part où aller, sans ressources. Surgit alors l’insécurité, le besoin de stabilité, d’avoir une place à soi sans être à la merci des besoins de base jamais satisfaits et aux regards des autres, sans parler de la honte et de la culpabilité de s’être soi-même mis dans cette situation.

L’accompagnement vers la stabilisation ne s’arrête pas parce que la personne a abandonné son logement. Il continue en tâchant d’intégrer le plus possible l’expérience vécue. L’énergie des besoins est toujours présente derrière la honte et la culpabilité. L’accompagnement peut partir de là et explorer d’autres stratégies de stabilisation. La perte d’un logement n’est pas l’échec de la personne ou de l’intervenant, mais d’une stratégie à un moment donné.

L'impasse de la motivation

La situation est plus difficile lorsque la motivation demeure présente et que les besoins sont criants, mais qu’aucune stratégie disponible de stabilisation ne fonctionne. L’accompagnement se trouve alors dans une situation limite. Après avoir essayé, réessayé et réessayé encore et encore, sans aucun succès toutes les stratégies de stabilisation, l’accompagnement atteint un seuil critique. Je prends l’exemple de Jeannine qui vit dehors depuis plus de deux ans. Elle ne consomme pas ou très peu. Elle achète des billets de loto, mange des conserves qu’elle achète au Dollarama et boit du café au Tim Hortons. Mais elle ne veut pas rester dans la rue. Elle n’arrive tout simplement pas à être capable de rester en logement ni en hébergement d’ailleurs. Elle est convaincue que les autres occupants, les intervenants, les locataires ou les propriétaires lui veulent du mal. Dans ces mots : « ils veulent me trancher. » C’est-à-dire me supprimer cruellement. Alors, elle ne reste que quelques jours dans un logement –lorsqu’elle en obtient un- et elle a définitivement renoncé à quelque hébergement que ce soit avec d’autres personnes. Mais sa motivation à sortir de cette condition et à avoir une place à elle ne fléchit pas. Elle demeure dehors, parce qu’elle s’y sent plus en sécurité. Mais la vie y est très difficile. Surtout l’hiver avec les grands froids que nous connaissons. Elle est très vulnérable, mais elle ne peut prendre aucun recul vis-à-vis son expérience d’insécurité. D’un autre côté, aucun psychiatre n’est disposé à l’hospitaliser contre son gré. Il n’y a plus que la judiciarisation comme porte de sortie. En attendant, elle est dehors où elle essaie de survivre et de donner un sens à ce qu’elle vit le mieux possible.

L’accompagnement risque alors de perdre son sens et d’épuiser les intervenants. Que faire? Si l’accompagnement est centré sur des stratégies de stabilisation sans pouvoir en déroger, l’accompagnement est dans une impasse. Par contre si l’accompagnement est centré sur la personne, c’est-à-dire sur ses besoins, alors si la stabilisation en logement est en impasse, malgré la motivation de la personne et qu’aucune autre avenue de stabilisation ne s’ouvre, alors l’accompagnement peut changer de sens. Il est possible de maintenir l’accompagnement de la personne pour l’aider à survivre et réduire les risques reliés à sa situation de vulnérabilité extrême. Lorsqu’il est suivi au niveau institutionnel, l’accompagnement maintien une pression sur le système pour développer des stratégies plus adaptées à ces situations limites. Il évite aussi que la personne soit abandonnée totalement à elle-même. Mais ces situations limites ne sont pas faciles à gérer.

L'absence de motivation

Dans les deux exemples précédents, l’accompagnement pouvait encore s’appuyer sur la motivation de la personne. Dans la première, il s’agissait au fond de respecter le rythme de la personne. Et d’intégrer la fragilité de sa motivation dans son cheminement. Pour la seconde, il s’agissait de rester centré sur les besoins de la personne et d’avoir suffisamment de souplesse pour changer le sens de l’accompagnement, alors que les stratégies mises en oeuvre pour répondre aux besoins derrière la motivation de la personne étaient dans l’impasse complète. Dans ces deux cas limites, l’accompagnement pouvait prendre appui sur la motivation de la personne. Dans ce troisième exemple, l’accompagnement perd tout appui. Cela peut arriver lorsque le lien de confiance ne peut s’établir ou se rompt. Alors l’accompagnement s’arrête ou s’enlise. Mais il y a des situations où la motivation est absente. Évidemment la motivation est quelque chose qui se travaille. Il faut accepter de prendre du temps pour créer le lien de confiance, parfois beaucoup de temps. Mais certaines personnes ne sont pas prêtes à se stabiliser quelque part en logement ou autrement. Les conditions ne sont tout simplement pas présentes et ne correspondent à rien qu’un intervenant pourrait offrir. Nous sommes alors sur la limite de l’approche de stabilisation.

Je pense à Jacques qui ne supporte pas l’idée de se retrouver seul en logement. Il ne veut pas non plus être dans un milieu supervisé ou encadré. Il préfère squatter des immeubles, s’installer un abri dans un sous-bois ou partager une chambre avec d’autres, sans aucun engagement. Le jour il quête ou fait du squeegee. Toutes ses stratégies sont liées à la survie : se nourrir et surtout payer sa dope. C’est une situation très précaire et instable. Mais il fait le bout qu’il peut. Lorsque ce n’est plus possible, il recommence ailleurs. En dehors d’une motivation à se stabiliser en dehors du milieu, l’accompagnement de stabilisation n’a pas beaucoup de sens. Nous sommes plus dans la sphère d’intervention du travail de rue. Ce qui importe ici, c’est la stratégie du relais. L’accompagnement de stabilisation doit s’appuyer sur une motivation de la personne à s’engager dans un parcours de stabilisation en dehors du milieu de l’itinérance.