Michel Simard
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Situer l'intervention en lien avec les besoins

Le monde de l’intervention, c’est un monde de stratégies en lien avec des besoins. Si les stratégies ne répondre pas ou répondre mal aux besoins des personnes et des communautés, alors il faut changer de stratégies. Mais il est possible, voire assez fréquent malheureusement, que le lien entre les stratégies et les besoins ne soit pas très clair. Comme il est possible que les besoins auxquels on veut répondre soient confondus avec les stratégies utilisées pour y répondre.

Par exemple, la typologie souvent utilisée en itinérance entre les utilisateurs chroniques, épisodiques et situationnels, ne correspond pas à des besoins vécus par les personnes. Elle correspond plus à des besoins liés aux organisations et aux gestionnaires de programmes qui doivent prioriser et gérer des services et des ressources limitées. Pour l’accompagnement des personnes, ces catégories ont peu d’utilité, même si elles sont utiles au niveau de la gestion et de la planification. Elles peuvent même devenir une embûche à l’accompagnement des personnes. Car n’ayant pas de lien direct avec les besoins des personnes, elles risquent d’enfermer l’intervention dans des catégories administratives. Mais même si elles n’ont que peu ou pas d’utilité au niveau de l’accompagnement des personnes, elles sont généralement utilisées au niveau de la gestion et ignorées au niveau de l’intervention. La typologie centrée sur les besoins des personnes vise à dépasser ce clivage entre le niveau de la gestion et le niveau de l’intervention. Elle ne disqualifie pas la typologie basée sur l’usage des refuges, qui demeure valide et éclairante dans la gestion et la planification des services et des ressources. Elle la complète et l’enrichit, en centrant l’intervention non plus sur l’usage des services, mais sur les besoins des personnes, indépendamment de l’usage qu’elles peuvent faire des services. Bref, elle replace les besoins des personnes au centre de l’intervention et de l’organisation des services.

Sphères d'intervention, approches et organisations de services

Il existe trois sphères d’intervention auxquelles correspondent trois approches et organisations de services, en lien avec les besoins des personnes.

  • La sphère de l’urgence, à laquelle correspondent les approches et organisations de services en lien avec les besoins autour de la survie : avoir un abri;
  • La sphère de la stabilisation, à laquelle correspondent les approches et organisations de services en lien avec le besoin d’avoir une place à soi;
  • La sphère de la réadaptation, à laquelle correspondent les approches et organisations des services en lien avec le besoin d’avoir une vie, au-delà de la survie.

Ces sphères sont distinctes, mais elles ne sont pas séparées. Les besoins humains des personnes sont tous présents et légitimes simultanément. Mais ils sont distincts et ne viennent pas tous en avant-plan simultanément. De plus les personnes ont des conditions, des rythmes et des parcours de vie différents. Certaines personnes vont passer très rapidement de la sphère de la survie à la sphère de la réadaptation sans transition. D’autres devront passer par la sphère de la stabilisation avant d’amorcer un parcours de rétablissement. D’autres, même stabiliser hors de l’itinérance, ne parviendront pas ou seulement d’une manière très limitée à se rétablir et à avoir vraiment une vie hors de l’itinérance. D’autres encore, ne parviendront même pas à se stabiliser hors de l’itinérance sans une intervention judiciaire, en plus du soutien et de l’aide nécessaires à la stabilisation. Les approches et organisations de services en lien avec les besoins des personnes se développent spontanément autour de ces trois sphères d’intervention. L’enjeu est de parvenir à assurer la continuité entre les sphères tout en maintenant le caractère distinctif et spécifique de chacune. Deux écueils majeurs menacent l’organisation des services dans un environnement complexe et désorganisé : le cloisonnement et le fusionnement. Le cloisonnement bloque la continuité et la coordination des services. Alors que le fusionnement dissout le caractère distinctif de chacune des sphères et bloque la reconnaissance de la spécificité des besoins et de l’importance des sphères distinctives. Les principes de base ici ce sont la simplicité, la souplesse et l’ouverture à l’autre.

Répondre à l'urgence

« Avoir un abri » correspond aux besoins liés à la survie dans une situation de rupture sociale. Besoin d’un toit, de nourriture, de vêtement, de protection, etc. Le soutien et l’aide dans ce contexte sont liés à l’urgence de la situation. Toutefois, ils peuvent prendre plusieurs formes : travail de rue, refuge, intervention de crise, accueil à bas seuil, etc. Mais toutes ces stratégies de soutien et d’aide ont pour centre la rupture et l’urgence. Elles gravitent toutes autour de la réponse aux situations de survie liées à la rupture sociale.

Elles ne peuvent trop s’éloigner de ce centre sans risquer d’être désaxées et déphasées par rapport au contexte de leur intervention. Par exemple, un refuge ou un hébergement d’urgence doit demeurer lié à la réponse d’urgence, s’il ne veut pas rompre avec sa raison d’être propre. On peut penser ici à l’urgence hospitalière qui doit demeurer centrée sur les situations d’urgence, même si ces situations sont parfois sans issue hors de l’urgence. C’est la même chose pour un refuge ou un hébergement d’urgence. Ils ne peuvent refuser les personnes parce qu’elles ne sont pas suffisamment motivées ou parce qu’elles refusent systématiquement de sortir de l’itinérance. Sortir et stabiliser les personnes hors de l’itinérance n’est pas le centre de leur approche. C’est la réponse à l’urgence qui est le centre. Il peut être parfois nécessaire de le rappeler.

Toutefois, même si le centre demeure la réponse à l’urgence, la pratique doit être orientée vers la sortie de l’urgence. Un refuge qui se contente d’offrir un lit pour la nuit et de répondre aux besoins de base des personnes, sans autre aide et soutien, peut contribuer à maintenir les personnes dans l’itinérance dans un monde comme le nôtre. Tout en restant centré sur la réponse à l’urgence, il doit développer une pratique d’urgence qui soutient et aide la personne vers la sortie de la situation dans laquelle elle se trouve. De la même manière qu’une pratique d’urgence hospitalière est orientée vers les soins d’urgence et ne peut se contenter de soins palliatifs. Mais il y a des personnes qui ont besoin d’aide et de soutien pour sortir de la situation d’urgence dans laquelle elles se trouvent, mais qui ne sont pas prêtes ou disposées à se stabiliser hors de l’itinérance, pour de multiples raisons. Ces personnes ne peuvent être refusées et simplement renvoyées à la rue. D’autres parts, il y a des personnes qui veulent avoir une place à eux hors de l’itinérance, mais qui n’y parviendront pas sans un soutien et une aide qui ne peut être offerte dans le cadre d’un refuge ou d’un hébergement d’urgence. Elles ont besoin de plus et autre chose.

Pour répondre à ces besoins, des stratégies de relais doivent être bâties à partir des approches liées à la sphère d’urgence vers des approches qui ont leur centre hors de la rupture et de l’urgence.

Stabiliser hors de l'itinérance

« Avoir une place à soi » n’est ni une situation de crise ni une situation d’urgence. C’est un besoin humain et une condition pour avoir une vie à soi dans la société, hors de la survie. C’est un droit. Plusieurs personnes qui ont recours aux refuges et aux hébergements d’urgence arrivent à avoir une place à eux hors de l’itinérance assez rapidement sans recourir à d’autres services. Surtout lorsque les services d’urgence peuvent leur offrir l’aide nécessaire pour sortir des impasses dans lesquelles elles se trouvent et les soutenir vers des solutions plus durables hors de l’urgence. D’autres ne demandent pas plus qu’une aide d’urgence. Mais un nombre grandissant de personnes très fragiles et vulnérables, malgré tous leurs efforts et les efforts des intervenants de l’urgence, n’arrivent pas à trouver d’issue hors de l’itinérance. Il faut alors développer une approche centrée sur ces situations qui ne relèvent plus véritablement de l’urgence et qui nécessitent des stratégies particulières.

Le centre de cette approche n’est pas la réponse à l’urgence, mais la stabilisation hors de l’itinérance. Ce qu’elle vise, c’est la réponse au besoin d’avoir une place à soi dans la société. Cette approche n’a pas pour visée de faire disparaitre comme par magie les situations d’urgence et de rupture ni de remplacer l’approche centrée sur l’urgence. Mais de répondre au besoin des personnes qui n’arrivent pas à trouver une issue hors de l’itinérance, malgré leurs efforts et les efforts des intervenants de la sphère de l’urgence. Évidemment, la mise en œuvre de cette approche n’est pas sans effet sur la sphère des services d’urgence. Sans le développement de cette approche, la sphère de l’urgence ne peut que croître et s’engorger. Car la réponse aux besoins de ces personnes ne se trouve pas dans les services d’urgence. Aussi développés et performants soient-ils. C’est un peu comme si on demandait aux services d’urgence hospitalière de prendre en charge les maladies chroniques. C’est d’ailleurs un peu le cas avec les personnes âgées avec les conséquences que l’on sait. C’est la même chose au niveau de la sphère de l’urgence sociale.

L’approche de stabilisation hors de l’itinérance est centrée sur « avoir une place à soi ». Elle développe et met en œuvre des stratégies particulières et adaptées à l’atteinte de cette cible. Elle ne prend pas en charge l’urgence. Mais elle doit bâtir des relais avec la sphère de l’urgence. Parce que les situations d’urgence ne disparaissent ni en aval ni en amont de la stabilisation et que les besoins liés à ces situations demeurent légitimes et requièrent des services et des approches appropriés. Il ne s’agit pas ici d’étapes hiérarchisées entre des services. Mais de la reconnaissance que les services de stabilisation ne sont pas des services d’urgence et ne font pas disparaitre les situations d’urgence comme par magie. Les situations d’urgence continuent de se produire, même pour les personnes stabilisées en logement qui peuvent se désorganiser. Et des réponses adaptées à ces situations qui ne relèvent plus de la stabilisation doivent être disponibles. Les stratégies de relais avec la sphère de l’urgence visent à répondre à ces besoins et à assurer une continuité essentielle au niveau des services.

Mais la stabilisation n’est pas encore le rétablissement et la réadaptation. Les stratégies de stabilisation ne sont pas à proprement parler des stratégies de réadaptation. Elles sont entre l’urgence et la réadaptation. Elles ne sont pas étrangères à la sphère de la rupture et de l’urgence. Mais elles ne prennent pas en charge la réponse à l’urgence. Elles créent des relais avec les services d’urgence pour assurer la continuité et la coordination des services. La même situation se produit avec la sphère du traitement et de la réadaptation. L’approche de stabilisation hors de l’itinérance n’est pas étrangère à la sphère du traitement et de la réadaptation. Mais elle ne les prend pas en charge. Elle crée des relais avec les services dont le centre est le traitement et la réadaptation.

Il est important de bien comprendre que l’approche de stabilisation n’a pas pour visée le traitement et la réadaptation des personnes, mais la stabilisation hors de l’itinérance. La distinction est importante. Elle ouvre la voie à une intervention qui n’est pas soumise aux exigences de la réadaptation et du traitement qui lui est associé. Pas plus que l’urgence n’est une étape vers la stabilisation, la stabilisation n’est pas une étape vers le traitement et la réadaptation. Même si dans le parcours de vie des personnes les choses peuvent se dérouler ainsi. Au niveau de l’organisation des services, la stabilisation hors de l’itinérance est un processus qui a sa finalité propre : permettre à une personne d’avoir une place à soi dans la société, sans condition préalable et autres exigences liées à la participation et l’intégration sociale. L’approche de stabilisation n’est pas plus une approche de réadaptation au sens classique qu’elle n’est une approche d’urgence. Mais le besoin d’avoir une vie, au-delà de la survie et de son espace à soi, est un besoin légitime dont la réponse peut seule permettre une stabilisation véritable et durable. Autrement, la stabilisation est toujours au bord du gouffre.

Soutenir le traitement et la réadaptation

Avoir une place à soi est essentiel si on veut avoir une vie. Mais ce n’est pas suffisant. Surtout si on a passé plusieurs années en itinérance à essayer de survivre au jour le jour et qu’on est encore très fragile et vulnérable physiquement et mentalement. Comment trouver sa place ? Comment trouver une place pour être quelqu’un, quelque part avec les autres hors de l’itinérance ? C’est loin, très loin d’être simple pour ces personnes. C’est le propre des approches de réadaptation centrée sur le rétablissement de soutenir et d’aider les personnes à trouver une place à par entière dans la société. Ces approches sont centrées sur la personne. Elles cherchent à développer leur potentiel en s’appuyant sur leurs forces et en développant des opportunités d’intégration et de participation au sein de la société. Ces approches ont pour centre le rétablissement des personnes. Elles développent des stratégies qui visent à permettre aux personnes d’avoir une vie, au-delà de la survie et de la stabilisation. Mais elles ne peuvent prendre en charge la réponse aux situations d’urgence et de stabilisation hors de l’itinérance, sans se désaxer ou amener avec elles les exigences qui leur sont propres (le traitement et la réadaptation) dans un contexte d’intervention où ces exigences ne sont pas appropriées. Pour assurer la continuité et la coordination des services, la sphère centrée sur le rétablissement et la réadaptation doit maintenir son caractère distinctif et bâtir des relais à la fois avec la sphère de l’urgence et de la stabilisation hors de l’itinérance. Mais elle ne peut les englober sans estomper et reléguer à l’arrière-plan leurs caractères distinctifs.

Les trois approches d’intervention : la réponse à l’urgence, la stabilisation hors de l’itinérance et la réadaptation des personnes, sont des sphères distinctes d’organisation de services avec leurs valeurs et leurs principes propres. Mais en fait, elles sont interdépendantes. Aucune ne peut vraiment exister sans l’apport et la particularité des autres. Lorsqu’une de ses approches veut englober les autres, elle se condamne à l’échec ou à reproduire les mêmes distinctions dans un cercle élargi. Le vrai défi consiste à trouver une façon d’assurer la continuité et la coordination entre chacune de ces sphères, tout en maintenant l’intégrité de chacune, afin de maintenir une offre de services en lien avec les besoins des personnes et la diversité de leurs situations et de leurs parcours. Il est nécessaire pour cela de développer une vision systémique qui reconnaisse la complémentarité de chacune des approches et des sphères d’intervention. L’alternative au cloisonnement et au fusionnement c’est la collaboration interdisciplinaire, interorganisationnelle et intersectorielle. C’est la voie que nous avons choisi de suivre : bâtir des ponts.

Ce défi est au centre du développement d’une approche de stabilisation dans un cadre interorganisationnel. Elle représente une opportunité de continuité et de coordination entièrement décloisonnée entre les sphères de services et les approches. Le schéma ci-haut représente le lien entre les approches, les sphères de services et celles des besoins des personnes.