Michel Simard
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La rupture sociale comme perte de l'enveloppe psychosociale

La rupture sociale, c’est ce qui est derrière l’itinérance. Robert Castel définit la rupture sociale comme un processus de désaffiliation où se cumulent les ruptures avec le monde du travail et celui de la vie familiale. Ce processus de désaffiliation mené à terme produit l’individu négatif : sans travail, sans lien, sans papier, sans statut, etc. (Castel 1995) Pour décrire la réalité de la rupture sociale, j’utiliserai la métaphore de l’enveloppe psychosociale. Je m’inspire librement pour cela de la pensée du philosophe Peter Sloterdijk. (Sloterdijk and Mannoni 2013)

Une sphère psychosociale est la demeure où les hommes et les femmes développent et vivent leur humanité. C’est leur chez soi. Mais nous vivons la majeure partie sinon toute notre vie adulte à l’intérieur de sphères psychosociales sans trop nous en rendre compte. Elles sont si proches de ce que nous sommes qu’il est très difficile de prendre pleinement conscience de leur existence et de leur importance dans nos vies. Ces sphères ne sont pas à l’extérieur de nous. Elles sont entre nous. Elles nous permettent d’être en relation sans tomber les uns sur les autres. Les sphères psychosociales instaurent une distance et un ordre entre les individus. Même si l’on peut supprimer cette distance et transgresser l’ordre établi, ils finissent toujours par se rétablir, d’une façon ou d’une autre. Autrement, c’est le chaos et la violence qui règnent. Il n’y a plus de chez-soi possible où vivre humainement.

Comme les maisons faites avec des matériaux, les sphères psychosociales sont construites. Elles prennent différentes formes selon les époques et les lieux. Mais les deux principales sphères psychosociales que nous habitons aujourd’hui se forment autour de la famille et du travail. Certes, ces sphères s’inscrivent dans une macro sphère que constituent l’État et ses institutions et il y a d’autres sphères qui peuvent prendre de l’importance dans nos vies, comme celles de la vie religieuse, ou d’autres associations, mais il n’est pas nécessaire d’aller dans ces détails pour notre propos. Dans nos sociétés séculières, ce sont les sphères psychosociales construites autour de la famille et du travail qui forment l’essentiel de la demeure où il nous est possible de développer notre identité et notre humanité.

Au-delà des formes qu’elles peuvent prendre et de la fonction d’ordre qu’elles instaurent, les sphères psychosociales en tant que lieu d’habitation remplissent trois fonctions essentielles d’une vie pleinement humaine. Voyons brièvement ces trois fonctions. Leur compréhension va nous permettre de mieux saisir la signification de l’itinérance.

Ce sont des enveloppes protectrices

Les sphères psychosociales ont une fonction immunitaire. En elles on est protégé des dangers inhérents à l’existence. Peut-être le plus important est-il l’isolement et le sentiment d’être seul pour faire face aux épreuves de la vie. On est aussi protégé de l’incertitude et de la discontinuité de la vie; l’intégration dans les sphères psychosociales de l’existence procure une stabilité et une continuité rassurantes dans l’existence. Il faut penser ici à toutes les mesures solidaristes et assurantielles mises en place pour garantir des risques de la vie sociale : sécurité du revenu, chômage, assurance maladie, etc. La précarisation et l’insuffisance de ces mesures ne doivent pas nous empêcher de voir l’importance de leur fonction protectrice. On peut aussi penser à l’importance, comme facteur immunitaire, du développement de la communication empathique et plus largement de la croissance personnelle dans les sociétés singularistes caractérisées par la déliance et la détresse psychologique.(Martuccelli 2010)

Ce sont des milieux d'accomplissement du projet d'Être

Les demeures psychosociales ne sont pas des contenants, mais des espaces d’accomplissement. De la même manière que l’environnement est l’espace d’accomplissement des corps. Les sphères psychosociales sont les espaces d’accomplissement du projet d’être de la personne. Celui qui en est exclu totalement fait l’impasse sur son projet d’être quelqu’un, quelque part. C’est plus profond qu’un dénuement matériel. Il faut bien comprendre que le logement est une composante aux dimensions matérielle, sociale, juridique et symbolique à l’intérieur des sphères psychosociales habitées par les personnes. En dehors de toutes sphères psychosociales, le logement n’est qu’un abri.

Les personnes humaines ne naissent pas achevées. Non pas seulement parce que le corps biologique a besoin encore de plusieurs années en dehors de l’utérus pour achever son développement. Mais surtout parce qu’elles doivent « naitre au monde », c’est-à-dire devenir adulte comme on dit couramment, et se développer comme personne, c’est-à-dire sujet, à travers un parcours biographique dont on peut faire le récit à la première personne. Les sphères psychosociales sont le milieu où les personnes viennent au monde et s’accomplissent en tant que sujet. La trace de cette venue et de cet accomplissement est le récit biographique. C’est ce que désigne ici l’expression projet d’être de la personne : prendre sa place dans la société et pouvoir s’accomplir comme personne, à travers les rôles et les fonctions qu’il est possible d’exercer. Bref, vivre sa vie et être capable de la raconter. Les sphères psychosociales constituent ce milieu humain où les hommes vivre leur vie et peuvent en faire le récit. Si ces sphères éclatent, alors la vie est mise à nue. C’est la survie, c’est-à-dire l’itinérance.

Ce sont des espaces de transmission

Les sphères psychosociales ne sont pas des milieux au sens de l’environnement naturel. On n’entre pas dans une sphère psychosociale comme on entre dans une pièce. L’entrée dans une sphère psychosociale est un processus d’intériorisation de ses règles, de ses sanctions, de ses valeurs et de ses idéaux. Pour habiter une sphère psychosociale, il faut comprendre ses règles et adhérer aux valeurs et aux idéaux qui l’animent. Les sphères ne sont pas des environnements neutres. Elles transmettent les valeurs, les normes et les injonctions qui balisent, orientent et sanctionnent les projets d’être des personnes. Par exemple, plusieurs observateurs de la société moderne contemporaine constatent que l’individualité, l’autonomie et la performance sont devenues de véritables injonctions institutionnelles; de la même manière que l’obéissance à l’autorité, le respect de son rôle et de sa place dans communauté, ainsi que l’adhésion aux valeurs et croyances religieuses pouvaient l’être dans les sociétés traditionnelles. (Astier 2007) Être autonome, s’assumer en tant que personne et performer dans son rôle seraient devenus les injonctions institutionnelles des sociétés modernes contemporaines. En claire, cela signifie que pour être quelqu’un, quelque part, il vaut mieux être autonome, se démarquer en tant que personne et être performant. Autrement, la vie risque d’être plus difficile. Des auteurs comme Erenberg ont montré comment ces injonctions institutionnelles à l’autonomie, à l’individualité et à la performance peuvent peser lourd sur les individus et les conduire ultimement à la dépression. (Ehrenberg 1998)

En résumé, avoir un chez-soi, c’est plus qu’avoir un toit sur la tête. Et on pourrait dire qu’avoir un logement, c’est aussi plus qu’avoir un toit sur la tête. Une vie pleinement humaine se développe et s’accomplit à l’intérieur de sphères psychosociales, dont le logement est une composante essentielle. À l’intérieur de ces sphères sont transmis les valeurs et les idéaux qui peuvent légitimement inspirer la vie. Et c’est à l’intérieur de ces sphères que les individus peuvent être à l’abri des risques inhérents à la vie sociale, voire au tragique de l’existence. Lorsque ces sphères éclatent le projet d’être quelqu’un, quelque part de la personne avorte. Elle est comme mise à nue, sans protection, sans possibilité d’accomplissement. L’itinérance est une stratégie de survie à cette situation existentielle.