Michel Simard
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Deux niveaux : individuel et collectif

Le niveau individuel

Que signifie l’itinérance pour la personne, au-delà du fait qu’elle dort dans la rue ou dans un refuge ? Je résumerais cela dans une courte phrase : l’impasse du projet d’être quelqu’un, quelque part. Je crois que l’essentiel est contenu dans cette phrase. Ce qui est en jeu pour la personne dans l’itinérance, c’est son être social, la possibilité d’avoir une vie, au-delà de la survie. La possibilité de se projeter dans l’avenir et de tisser avec les autres la trame d’une histoire qu’elle peut habiter et qu’elle peut raconter. Une histoire où elle peut jouer un rôle, avoir un statut, être reconnue, avoir une place à soi quelque part, bref, être quelqu’un, quelque part. C’est ce qui est enjeu pour la personne dans l’itinérance.

L’itinérance pour la personne…

Au-delà du fait qu’elle dorme dans la rue ou dans un refuge, c’est l’impasse de son projet d’être quelqu’un, quelque part qui est enjeu pour la personne dans l’itinérance, c’est son être social, voire son humanité.

Le sens de l’itinérance ne se comprend pas à partir du logement, mais de ce que signifie l’absence de logement dans la vie d’une personne. Le logement n’a pas de sens en lui-même. C’est par rapport à la vie de la personne que le logement a ou non un sens. Le logement n’est pas en soi un chez soi. Un chez-soi, c’est un lieu habité par quelqu’un. Dans nos sociétés, ce lieu prend la forme d’un logement. Mais attention, le logement n’est pas une bâtisse. C’est un rapport social à une bâtisse. Au Québec, ce rapport est géré par la Régie du logement, non par la Régie du bâtiment. Une personne qui choisit un logement, signe un bail, fait le choix au minimum de vivre quelque part, en relation avec un propriétaire et des voisins. Même si elle ne leur adresse pas la parole ou le moins possible, elle est de facto en relation avec eux par le lieu qu’elle occupe et les règles sociales qui régissent l’occupation de ce lieu. Prendre un logement inscrit la personne dans un processus d’habitation dans une communauté, même si cette communauté est anonyme comme peut l’être la Communauté urbaine de Montréal. Mais ce processus peut avorter, et le sens du logement se transformer en cours de route. Le logement peut devenir un abri pour la personne. (Simard 2014)

Le niveau collectif

D’une certaine façon, le niveau collectif du phénomène d’itinérance emprunte sa signification aux vécues des personnes, sur une autre échelle. En raccourci, la croissance de l’itinérance depuis la fin du XXe siècle, révèle une faille importante dans la dynamique de développement des sociétés modernes contemporaines. Les sociétés que nous habitons n’ont jamais été aussi riches, aussi développées aux niveaux technique et scientifique. Le confort que procurent à la classe moyenne toutes ces avancées n’était même pas à la portée d’un Louis XIV, malgré toute sa richesse et son pouvoir. Le niveau d’instruction de la population n’a jamais été aussi élevé. Bref, nous n’avons jamais eu autant de moyens pour créer un milieu plus propice au bien-être des populations et à l’épanouissement des personnes. Or, la croissance continue de l’itinérance, des inégalités sociales et des problèmes environnementaux révèlent tous une faille au sein du développement des sociétés modernes contemporaines : le nombre de personnes qui peut en profiter se rétrécit constamment et la dynamique de développement semble s’accompagner d’une déliance qui isole les individus et les laisse désarmés et vulnérables à la rupture sociale. Le développement des sociétés modernes contemporaines est comme déréglé.

Un des signes de ce dérèglement est la fracture systémique que l’on constate en itinérance. Lorsqu’on regarde les choses avec un peu de recul, disons une vingtaine d’années, on observe un déplacement systématique des populations autrefois prises en charge par les institutions vers la société civile. En principe, les ressources institutionnelles doivent suivre les personnes fragiles et vulnérables qui ne peuvent plus être prises en charge en milieu institutionnel. Or ce qu’on constate, c’est la croissance du nombre de personnes très fragiles et vulnérables qui n’ont nulle part où aller que les institutions publiques renvoient systématiquement dans le milieu de l’itinérance ou directement à la rue. De l’autre côté, le milieu de l’itinérance n’a souvent aucune porte de sortie, ni dans la société civile ni dans les institutions publiques, surtout pour les personnes très vulnérables. C’est l’impasse. Mais cette impasse n’est pas un accident, une erreur d’aiguillage. C’est une fracture systémique.

Cela signifie que la dynamique de développement des institutions publiques entraine le déplacement d’une part importante de la population très vulnérable vers le milieu de l’itinérance, sans possibilité réelle de prise en charge ou de retour vers les établissements. La croissance de ce déplacement et de l’impasse dans laquelle se trouvent les personnes et les ressources n’a plus besoin d’être démontrée. Tous le constatent : les parents et les proches, les intervenants des milieux de l’itinérance, les professionnels, les policiers, les chercheurs, les commerçants des centres-ville, etc. Il ne s’agit pas d’une défaillance du système, d’une erreur commise, d’une mauvaise gestion ou d’une faute. Mais du fonctionnement « normal » du système. Tel qu’il se développe, il produit de l’itinérance. C’est pour cette raison qu’il faut penser et mettre en œuvre des politiques et des actions qui peuvent avoir un impact systémique dans une perspective de longue durée. Autrement, on vire en rond avec le problème, pire : on s’enfonce.