Michel Simard
Page précédente
Vers un consensus

Depuis 2005, environ, il s’est progressivement construit un consensus au niveau international autour d’une définition centrée sur le rapport au logement. Je n’entrerai pas ici dans toutes les subtilités, les ambiguïtés et les controverses entourant la définition. Mais il est important de clarifier d’entrée de jeu que la définition ne porte pas sur le logement, mais sur le rapport au logement. Plus précisément encore, sur le rapport d’exclusion au logement. Il y a des différences dans la manière d’articuler la définition, mais toutes font référence à un rapport d’exclusion au logement. Que ce soit la définition européenne, canadienne ou québécoise, elles prennent toutes pour référence le rapport au logement pour expliciter ce dont on parle, lorsqu’on parle d’itinérance. Mais le Québec se distingue en situant l’absence de logement comme l’actualisation d’un problème plus large et plus complexe. Ce que n’ignorent ni la définition européenne ni la définition canadienne. Mais elles n’y font pas référence explicitement. Peut-être en partie pour ne pas introduire une dimension qualitative non mesurable au cœur de la définition.

La définition européenne

La définition européenne est la plus élaborée. J’emprunte ici le coeur de cette définition formulée par le jury lors de la Conférence européenne de Consensus sur le Sans-Abrisme tenue à Bruxelles les 9 et 10 décembre 2010. (Vandenbroucke 2010)

« La typologie européenne de l’exclusion liée au logement, connue sous le sigle ETHOS, est une définition conceptuelle de l’exclusion liée au logement développée par la FEANTSA en 2005. Le jury considère que la typologie ETHOS doit être utilisée comme définition-cadre commune de l’absence de chez soi à l’échelle de l’UE. Cette définition-cadre commune doit étayer une coordination et un développement politiques continus à l’échelle de l’UE dans le domaine de l’absence de chez soi.

La typologie ETHOS part du principe que le concept de “logement” (ou “home” en anglais) est composé de trois domaines, dont l’absence pourrait constituer une forme d’exclusion liée au logement. Le fait d’avoir un logement peut être interprété comme: avoir une habitation adéquate qu’une personne et sa famille peuvent posséder exclusivement (domaine physique); avoir un lieu de vie privée pour entretenir des relations sociales (domaine social); et avoir un titre légal d’occupation (domaine légal).

De ce concept de logement sont dérivées quatre formes d’exclusion liée au logement :

  • Être sans-abri;
  • Être sans logement;
  • Être en situation de logement précaire;
  • Être en situation de logement inadéquat. »

La définition canadienne

La définition canadienne a été élaborée par le Réseau Canadien de Recherche sur l’Itinérance (Canadian Homeless Research Network). (CHRN 2012) C’est une définition relativement extensive qui comprend une typologie semblable à celle développée au sein du réseau européen (FEANTSA). Voici le cœur de cette définition :

« L’itinérance décrit la situation d’un individu ou d’une famille qui n’a pas de logement stable, permanent et adéquat, ou qui n’a pas de possibilité ou la capacité immédiate de s’en procurer un. C’est le résultat d’obstacles systémiques et sociétaux, d’un manque de logements abordables et adéquats, et/ou de défis financiers, mentaux, cognitifs, de comportement ou physiques qu’éprouvent l’individu ou la famille, et de racisme et de discrimination. La plupart des gens ne choisissent pas d’être un sans-abri et l’expérience est généralement négative, stressante et pénible. »

La définition québécoise

On trouve la définition québécoise dans la politique nationale de lutte à l’itinérance adoptée par le gouvernement du Québec en 2014. (MSSS 2014) Voici l’essentiel de cette définition :

« L’itinérance désigne un processus de désaffiliation sociale et une situation de rupture sociale qui se manifestent par la difficulté pour une personne d’avoir un domicile stable, sécuritaire, adéquat et salubre en raison de la faible disponibilité des logements ou de son incapacité à s’y maintenir et, à la fois, par la difficulté de maintenir des rapports fonctionnels, stables et sécuritaires dans la communauté. L’itinérance s’explique par la combinaison de facteurs sociaux et individuels qui s’inscrivent dans le parcours de vie des hommes et des femmes. »

Un large consensus
Le rapport d’exclusion au logement est le centre à partir duquel il est possible de repérer, circonscrire et suivre le phénomène : être sans abri, être dans un refuge, dans un hébergement temporaire, être hébergé chez des proches ou des connaissances, être dans des conditions de logement précaire, etc.

On notera une différence subtile, mais importante entre la définition québécoise et les définitions européenne et canadienne. C’est que dans la définition québécoise l’absence de domicile sécuritaire, adéquat et salubre « manifeste » le problème de l’itinérance. L’objet de la politique n’est pas le logement, mais l’absence de chez soi désignée comme « processus de désaffiliation et situation de rupture sociale ». Bref, le problème que l’on peut repérer, identifier et mesurer à partir du rapport au logement est un symptôme d’un problème social plus large dont l’absence de domicile est à la fois la trace et l’actualisation. Mais malgré cette différence d’accent, la définition québécoise ne rompt pas avec le consensus international à l’effet que le rapport d’exclusion au logement est au cœur, sinon de la compréhension, du moins d’un repérage du phénomène et de l’organisation de l’action. Le rapport au logement est le centre à partir duquel il est possible de repérer, circonscrire et suivre le phénomène : être sans abri, être dans un refuge, dans un hébergement temporaire, être hébergé chez des proches ou des connaissances, être dans des conditions de logement précaire, etc. On le comprend, la définition est essentielle pour le développement de politiques sociales, de services et de programmes à l’échelle nationale. Elle s’inscrit dans une approche que l’on pourrait qualifier d’épidémiologique, dans ce sens qu’elle permet de repérer et de suivre l’évolution du phénomène à partir d’indicateurs liés au rapport d’exclusion au logement.

Mais aussi précieuse et performante soit-elle, cette approche ne nous permet pas de comprendre ce que peut vivre une personne qui vit à la rue ou dans un refuge. Elle ne nous permet pas non plus de comprendre ce que signifie la croissance du phénomène de l’itinérance dans des sociétés aussi développées que les nôtres. Bref, les définitions de l’itinérance que nous avons sont précieuses et très utiles, mais elles demeurent très limitées et pauvres lorsqu’il s’agit de comprendre la croissance du phénomène et ce que vivent les personnes. Or, mieux comprendre ce qui nous arrive collectivement et ce qui arrive aux personnes qui vivent l’itinérance nous permet de rester en lien avec l’expérience et, au bout du compte, de mieux agir.