Easy French Literature
1
L'ÉLIXIR DU RÉVÉREND PERE GAUCHER
Alphonse Daudet
— Buvez
ceci,
mon voisin;
vous
m'en direz des nouvelles.
Et,
goutte à goutte,
avec
le
soin
minutieux
d'un
lapidaire
comptant
des
perles,
le
curé
de
Graveson
me versa
deux
doigts
d'une
liqueur
verte,
dorée,
chaude,
étincelante,
exquise...
J'en eus l'estomac
tout ensoleillé.
— C'est
l'élixir du Père Gaucher,
la
joie
et
la
santé
de
notre
Provence,
me fit
le
brave
homme
d'un air triomphant;
on le fabrique
au
couvent des Prémontrés,
à deux lieues
de
votre
moulin...
N'est-ce pas que
cela
vaut bien
toutes
les
chartreuses
du
monde?
Et
si
vous
saviez
comme
elle
est
amusante,
l'histoire
de
cet
élixir!
Écoutez plutôt...
Alors,
tout naïvement,
sans
y entendre malice,
dans
cette
salle à manger de presbytère,
si
candide
et
si
calme
avec
son
Chemin de la Croix
en
petits
tableaux
et
ses
jolis
rideaux
clairs
empesés
comme
des
surplis,
l'abbé
me commença
une
historiette
légèrement
sceptique
et
irrévérencieuse,
à la façon d'un
conte
d'Erasme
ou
de
D'Assoucy:
— Il y a vingt ans,
les
Prémontrés,
ou
plutôt
les
Pères Blancs,
comme
les appellent
nos
Provençaux,
étaient tombés
dans
une
grande
pauvreté.
Si
vous
aviez vu
leur
maison
de
ce temps-là,
elle
vous aurait fait de la peine.
Le
grand
mur,
la
tour
Pâcome,
s'en allaient en morceaux.
Tout
autour du
cloître
rempli d'herbes,
les
colonnettes
se fendaient,
les
saints
de pierre
croulaient
dans
leurs
niches.
Pas un
vitrail
debout,
pas une
porte
qui
tînt.
Dans
les
préaux,
dans
chapelles,
le
vent
du
Rhône
soufflait
comme
en
Camargue,
éteignant
les
cierges
cassant
le
plomb
des
vitrages,
chassant
l'eau
des
bénitiers.
Mais
le plus triste de tout,
c'était
le
clocher
du
couvent,
silencieux
comme
un
pigeonnier
vide;
et
les
Pères,
faute d'argent
pour
acheter
une
cloche,
obligés de
sonner
matines
avec
des
cliquettes
de bois d'amandier!...
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