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Le plancton dans l’eau acide : s’adapter ou disparaitre?

Par Mathilde Salamon, étudiante au doctorat sous la supervision d'Alison Derry à l’UQAM et de Rowan Barrett (Université McGill)

Et si je vous disais que c’est possible de ressusciter des organismes à la fois plus vieux que vos grands-parents mais en même temps plus jeunes qu’un bébé humain, me croiriez-vous? Eh bien, c’est ce que j’ai fait lors d’une expérience dans le cadre de mon projet de doctorat pour essayer de comprendre comment un copépode (une minuscule espèce de zooplancton ressemblant à une crevette) a pu survivre à une baisse brutale du pH de l’eau (acidification) suivie du rétablissement vers un pH normal dans des lacs ontariens. En réveillant des copépodes dormants, nous avons découvert qu’en fait, ils ont survécu à ces variations de pH en s’adaptant rapidement grâce à la sélection naturelle!

CopepodePhoto du copépode Leptodiaptomus minutus sous le microscope.
En haut à gauche: femelle et ses œufs.
En haut à droite: mâle.
En bas à gauche: nauplii (juvénile).
En bas à droite: copépodites (juvénile avancé).
Crédit : Simon Thibodeau (Labo Derry, UQAM).

Quand l’acidité frappe

Cette histoire commence dans la région de Killarney en Ontario, Canada. Entre les années 1950 à 1980, des rejets de polluants dans l’atmosphère (notamment le dioxyde de sulfure ou SO2) provenant de fonderies se sont déposés dans les lacs par le biais de pluies acides, provoquant une intense acidification des lacs voisins. Avec l’eau devenue très acide, de nombreuses espèces de poissons, de zooplanctons et d’autres invertébrés ont disparu des lacs. Un effet très dramatique donc, sauf… pour une espèce de zooplancton du groupe des copépodes (Leptodiaptomus minutus) qui a résisté au pH acide des lacs et qui est même devenue très abondante par la suite. Le pH des lacs s’est éventuellement rétabli grâce à une réduction des émissions de polluants atmosphériques, mais le retour des organismes aquatiques a été plus lent.

    LacGeorge
Photo du lac George, un des lacs acidifiés du parc provincial de Killarney.

Une machine à remonter dans le temps

Il existe une technique scientifique qui fonctionne un peu comme une machine à remonter dans le temps : l’écologie de la résurrection. C’est cette technique que nous avons utilisée pour répondre à nos questions. Comment fonctionne-t-elle ?

En fait, il faut d’abord savoir que certains organismes aquatiques, dont les copépodes, possèdent une propriété très pratique, qui est de produire des œufs dormants tous les ans; cela fait partie de leur cycle de vie. Ces œufs vont venir se déposer au fond des lacs dans les sédiments et s’accumuler au cours du temps. Une partie des œufs vont éclore rapidement au printemps suivant (avec des signaux tels que l’oxygène et la lumière), mais ce qui est très surprenant, c’est qu’une autre partie des œufs va rester endormie mais vivante pendant plusieurs dizaines d’années!

En collaboration avec Maxime St-Martin (étudiant à la maitrise en biologie à l’UQAM), nous sommes allés récoler des carottes de sédiments au fond des lacs, pour ensuite extraire les œufs dormants de copépodes datant de trois époques différentes et les comparer. Nous avons sélectionné des œufs âgés d’environ 100 ans, datant de la période pré-industrielle (avant l’acidification des lacs), des œufs d’une cinquantaine d’années issus de la période de l’acidification des lacs et des œufs de la période récente caractérisée par un rétablissement du pH des lacs (environ 10 ans). De retour au laboratoire, nous avons fait éclore ces œufs puis avons cultivé les copépodes du stade juvénile au stade adulte pour comparer la survie des trois générations dans un milieu acide. J’ai également fait séquencer le génome des copépodes (ensemble du matériel génétique d’une espèce) pour observer les changements au niveau génétique au cours du temps.

Cycle_Carotte
À gauche: le cycle de vie des copépodes montrant le dépôt des œufs dormants dans les sédiments, dont une partie va éclore (copépodes blancs) et une partie s'accumule dans le temps.
À droite: carotte de sédiments, dont nous avons prélevé trois sections (en rouge) correspondant aux périodes de temps étudiées. De ces sections, nous avons extrait les œufs pour les faire éclore, et une autre partie a été utilisée pour séquencer le génome des copépodes.

   

Petits mais costauds

En mesurant les taux de survie des différentes générations de copépodes, nous avons constaté que les copépodes ressuscités datant d’avant l’acidification des lacs résistent mal à l’acidité de l’eau; seuls quelques-uns survivent. L’espèce s’est toutefois adaptée au cours du temps : les quelques copépodes génétiquement résistants ont survécu et ont produit des descendants résistants (et ainsi de suite).

Inversement, lorsque les lacs ont retrouvé un pH plus normal, ce sont les copépodes les moins résistants à l’acidité qui ont mieux survécu. Les copépodes ont donc inversé leur adaptation à l’acidité! Nous avons aussi observé des résultats similaires avec les analyses des données génétiques, qui ont montré des changements au niveau des gènes dans une direction pendant l’acidification, puis dans l’autre direction pendant le rétablissement. Ce processus est appelé évolution par sélection naturelle. Les copépodes se sont donc adaptés à l’acidification, puis au rétablissement des lacs, et ce, en l’espace de quelques dizaines de générations.

TauxSurvie
Gauche: changements des taux de survie (résistance) au pH acide dans le temps dus à l'adaptation.
Droite: des copépodes quinquagénaires adaptés à l'acidité, observés à la loupe binoculaire.


Ces résultats permettent de mieux comprendre la réponse des organismes à la base de la chaine alimentaire aquatiques face à des perturbations environnementales rapides (pollution, changement climatique, espèces invasives etc...). En effet, il est important de pouvoir prédire si et comment les écosystèmes aquatiques pourront surmonter les changements actuels de l’environnement.

   

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Mis en ligne en janvier 2025

Menaces sur les lacs était un projet du GRIL financé par le Programme DIALOGUE des Fonds de recherche du Québec (2021-2023)


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