Le Devoir - Libre de penser
La quatrième dimension des sens
11 août 2014 |Sophie Chartier | Actualités en société
Entendre les couleurs, goûter les mots, percevoir les odeurs en différentes formes… du charabia réservé aux adeptes de drogues hallucinogènes ? Pas dans le cas des synesthètes, ces personnes touchées par une condition neurologique rare créant des associations entre les sens. Encore peu connue, la synesthésie prouve au moins une chose claire : le cerveau humain est encore une grande source de mystère !
« Tu savais qu'il y a des personnes qui entendent des sons quand ils regardentcertaines formes et d'autres qui voient des couleurs pour chaque lettre ? », m'a demandé un jour une amie, qui venait de terminer un livre passionnant sur les mystères de la neuropsychologie écrit par l'auteur et professeur de neurologie britanno-américain Oliver Sacks. Je fus en effet étonnée d'entendre une telle déclaration. Depuis toujours, j'étais persuadée que, comme moi, tout le monde voyait les « a » en rouge tirant sur le fuchsia, les « i » en jaune moutarde et les « y » en blanc-crème.
L'expression d'incrédulité et de fascination sur le visage de mon amie m'a fait comprendre que ces associations chromatiques involontaires n'étaient pas si courantes.
Cette condition neurologique rare s'appelle la synesthésie. Chez les personnes synesthètes, la stimulation d'un sens entraîne automatiquement et involontairement des perceptions supplémentaires, par exemple, percevoir des couleurs pour chacune des lettres de l'alphabet. Un peu comme Proust et ses madeleines, dont le goût provoque chez lui le souvenir du temps passé à Combray, les sensations issues de la synesthésie surviennent de façon instantanée, involontaire et permanente. Mais contrairement aux évocations de souvenirs provoqués par les sens (l'odeur de la noix de coco vous rappellera sans doute pour toujours vos vacances passées en République dominicaine…), la synesthésie n'est pas nécessairement liée à la mémoire. Et de plus, ces « valeurs ajoutées » sont perçues par les sujets dès la naissance et ne peuvent apparaître au cours de la vie.
Peindre la musique, jouer les couleurs
« Quand je joue de la musique, ce sont des couleurs qui surgissent dans ma tête, confie Angèle Dubeau, célèbre violoniste. J'ignore si ce que je vis découle d'une condition spéciale, je n'ai jamais vraiment parlé de cela à un spécialiste. C'est la première fois que j'expose publiquement ce phénomène qui se passe dans ma tête. »
L'artiste a d'ailleurs récemment fait paraître un album intitulé Blanc. « Je vivais un tsunami d'émotions après avoir appris que j'avais le cancer du sein, poursuit Angèle Dubeau. Je voulais mettre en musique ces émotions et je me suis dit que le blanc était la couleur de la guérison. Mais aussi, toutes les pièces sur cet album forment en moi un amalgame de blanc, que je vois dans ma tête lorsque je joue les morceaux. »
Mme Dubeau est loin d'être la seule artiste à faire l'expérience de liens neurologiques de ce type. Le pourcentage de personnes synesthètes est d'ailleurs plus important dans les milieux créatifs.
Le peintre Vassily Kandinsky, qui a vécu à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, est connu comme « l'inventeur » de la peinture abstraite. Les couleurs étaient pour lui de grandes forces de la nature. Aussi musicien et poète, l'artiste d'origine russe naturalisé Français a produit de nombreux écrits portant sur sa théorie de l'art. Dans Du spirituel dans l'art, Kandinsky exprime que sa vision de la peinture était intrinsèquement liée à la perception des sons. Même en tant qu'observateur, une oeuvre de Vassily Kandinsky interpelle plusieurs sens en même temps.
« J'ai dit un jour à mon mari que ce serait génial si on pouvait me brancher des machines au cerveau, qui permettraient de projeter sur un écran les couleurs que moi je vois en jouant. Il m'a regardée avec un drôle d'air… C'est là que j'ai appris que j'avais peut-être quelque chose de différent qui se passait là-dedans ! », se rappelle Angèle Dubeau.
Difficile définition
François Richer est, à peu de choses près, l'un des seuls spécialistes de la synesthésie au Québec. Le chercheur et professeur de neuro-psychologie à l'Université du Québec à Montréal explique que la synesthésie serait le résultat de connexions atypiques dans le cerveau, ou encore des liens anatomiques plus forts que la normale. « C'est comme une dimension additionnelle des sens, commente-t-il. Un sixième sens, presque. » Il estime qu'entre 1 et 3 % de la population serait touchée par la synesthésie. Il en existerait des multitudes de types, certaines particulièrement surprenantes. « Certains synesthètes peuvent avoir un goût de chocolat dans la bouche en entendant le prénom Lise, par exemple », explique François Richer. Pour l'enseignant, on peut comparer cette condition, bénigne et sans réels inconvénients majeurs, à de toutes petites hallucinations qui enrichissent la façon dont ces gens perçoivent la vie. « On parle carrément de dimension additionnelle. La réalité des personnes synesthètes se trouve, d'une manière, enrichie par leur condition », ajoute le chercheur.
« Il y a peu de recherche qui est faite sur le sujet, car la synesthésie est difficile à documenter. Surtout lorsqu'il n'y a qu'un seul sujet à étudier et que l'on doit baser la recherche strictement sur le récit que cette personne fait », expose Johannes Frasnelli, professeur d'anatomie à l'UQTR et spécialiste en intégration multisensorielle.
Pour le professeur, il est aussi très difficile d'établir des statistiques claires quant au nombre de synesthètes. « Tout dépend de la définition que vous donnez de synesthésie, ajoute M. Frasnelli. Selon ce qu'on entend par ce mot, ce peut être 1 % des gens qui sont atteints, comme 95 % qui vivent des expériences synesthésiques ! »
Et selon les spécialistes, les divergences sont grandes. Par exemple, Johannes Frasnelli refuse de comparer cette disposition du cerveau aux hallucinations. « Les hallucinations ne prennent pas source dans la réalité, explique-t-il. Alors que pour la synesthésie, il faut un stimulus pour que les sens soient interpellés. »
Par contre, un constat fait consensus chez tous ceux et celles qui se sont penchés sur la question : nous connaissons bien peu notre propre tête. « Les recherches sur la synesthésie montrent que le cerveau humain est un territoire inconnu, un grand mystère », affirme François Richer. « C'est un appareil compliqué, notre cerveau. Nous sommes loin de comprendre tout ce qui constitue nos sens ! », conclut Johannes Frasnelli
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