Régis Olry, professeur titulaire, Département d’anatomie
Cette 98ème anecdote anatomique est un modeste hommage au regretté Raymond Devos qui, de cette simple chronique, aurait su faire une de ses prouesses linguistiques.
La relecture des grands classiques peut être source de surprenantes réflexions, y compris anatomiques. Ainsi, dans le célèbre roman À Rebours du non moins célèbre Joris-Karl Huysmans (1848-1907), l’antihéros Jean Floressas des Esseintes déclare: « Il me semble qu’il serait temps de se mettre à table, j’ai l’estomac dans les talons » 1. Arrêtons-nous quelques instants sur cette curieuse expression qui relie, métaphoriquement bien sûr, deux structures anatomiques dont, a priori, on ne voit vraiment pas ce qui pourrait bien les associer; même si, dans le langage populaire, on remplace le talon par la chaussure, comme nous l’apprend Gaston Esnault dans son Dictionnaire historique de l’argot en 1898: « Avoir l’estom dans les gadins [souliers, N.d.A] ».
Un coup d’œil dans le monde animal
C’est évidemment l’escargot qui vient de suite à l’esprit. En tant que gastéropode – l’étymologie parle d’elle-même: du grec gaster, estomac et pous, podos, pied –, l’escargot a effectivement une partie de son appareil digestif dans son pied. Pour lui – et elle, puisque le petit animal est hermaphrodite – avoir l’estomac dans le talon est une situation permanente qui n’a donc pas pour effet de l’avertir qu’il est temps de passer à table.
Passons aux ruminants, comme la vache qui cumule deux caractéristiques: celle de ruminant qui lui assure quatre estomacs (panse, bonnet, feuillet et caillette), et celle de quadrupède qui lui fournit quatre pattes. Bien que ce ne soit bien sûr pas le cas, elle pourrait donc métaphoriquement avoir un estomac dans chacun de ses quatre talons.
Pour avoir l’estomac (singulier) dans les talons (pluriel), il faudrait couper l’estomac en deux.
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Et dans l’espèce humaine?
Hippocrate qualifiait l’utérus de « vagabond » 2 lorsqu’il remonte dans l’abdomen (!) pour s’humidifier. L’estomac pourrait-il donc se déplacer lui aussi, mais en sens inverse? Médicalement oui : cela s’appelle une gastroptose, c’est-à-dire le « déplacement [de l’estomac] par suite du relâchement de ses moyens de fixité » 3. Mais ce déplacement est très limité car, comme une expression populaire nous le rappelle, il faut en certaines occasions « avoir l’estomac bien accroché » 4.
Mais comment la sensation de faim serait-elle à même de faire descendre l’estomac? Par simple gravité lorsqu’il est lourd? Mais estomac lourd signifiant estomac plein, sa descente traduirait non pas la faim mais bien au contraire l’état de satiété. Quant à la maxime gaélique « ventre vide est lourd fardeau » 5, elle contredit tant le bon sens que l’observation car qui dit vide sous-entend léger.
Une remarque pour conclure. L’estomac et les pieds avaient déjà été mis en confrontation, bien que pour des motifs différents, plusieurs siècles avant notre ère par l’écrivain grec Ésope dans sa 159ème fable : « L’estomac et les pieds disputaient de leur force. À tout propos les pieds alléguaient qu’ils étaient tellement supérieurs en force qu’ils portaient même l’estomac. À quoi celui-ci répondit : mais, mes amis, si je ne vous fournissais pas de nourriture, vous-mêmes ne pourriez pas me porter. » 6 Cet apologue sera repris bien plus tard par Sancho Panza, sous la plume de Miguel de Cervantes: « C’est le ventre qui porte les pieds, et non les pieds le ventre. » 7 et Jean de La Fontaine en fera même une de ses fables.
Notes
1 Huysmans J.K. (1884, édition de 1997) À Rebours. Paris, Pocket, p. 257.
2 Foll M. (2017) Histoire de l’hystérie. Paris, Thèse de Médecine, pp. 14-17.
3 Garnier et al. (2017) Dictionnaire illustré des termes de médecine. Paris, Maloine, 32e édition, p. 781.
4 Lair M. (1990) Les bras m’en tombent! Anthologie des expressions populaires relatives au corps. Paris, Acropole, p. 193.
5 Maloux Maurice (1960) Dictionnaire des proverbes, sentences et maximes. Paris, Librairie Larousse, p. 180.
6 Ésope (édition de 1927) L’estomac et les pieds. Traduction par Émile Chambry. Paris, Les Belles Lettres, p. 70.
7 Cervantes M. de (1605 et 1615, édition de 1840) L’ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche. Paris, J.-J. Dubochet et Cie, vol. 2, p. 372
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