Régis Olry, professeur titulaire, Département d’anatomie
Au siècle des Lumières, l’illustration anatomique occidentale privilégiait l’acceptabilité sur l’authenticité, enjolivant, sans grande préoccupation pédagogique, l’horreur du cadavre maquillé en objet d’art visuellement plus acceptable. Dessinateurs et graveurs se mirent ainsi à rivaliser de théâtralisme : frontispices encombrés de lourdes tentures, de colonnes de pierre et de luxuriante végétation parmi lesquelles l’objet anatomique, un squelette le plus souvent 1, peine à se faire remarquer; déformation quasi-topologique d’une mandibule et ses maxillaires pour imprimer un impossible sourire à un crâne curieusement content d’être là; écorché aussi élégant que jovial, invitant à une danse en fait bien plus lascive que macabre. Un Occident qui, déjà à l’époque, détrône la réalité au profit de l’apparence et du « anatomically correct ».
Ce qui fut loin d’être le cas dans le Japon du XVIIIe siècle 2.
Au Pays du Soleil-Levant
Avant de s’ouvrir aux connaissances médicales 3, 4 et anatomiques 5 occidentales ─ initialement via les traductions hollandaises de plusieurs ouvrages 6 ─, l’iconographie anatomique japonaise se caractérisait par un réalisme qui ne ménageait aucune susceptibilité : viscères gras et sanguinolents, cadavres ostensiblement décapités, castrés, trépanés, le tout lourdement souligné de couleurs vives, voire vivantes.
Illustration extraite du Heijirô kaibôzu (Atlas d’anatomie d’Heijirô, 1787) de Genshun Koishi (1743-1809).
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Une masse de viscères arrachée du tronc et pendue par la trachée à un pilier de bambou, rappelant bien davantage l’horrible fantôme thaïlandais Phi Krasue 7 qu’une planche à prétention anatomique. Et on ne croit pas si bien dire en affirmant que « le Diable gît dans les détails » 8 : parmi les illustrations du Sannosuke-Kaibû-zu de 1796, le cadavre disséqué d’un condamné à mort présente une annotation en regard de la plaie transversale visible à la face antérieure de sa cuisse gauche : c’est le coup de hache qui, ayant traversé le cou du malheureux, termina sa course dans la cuisse sur laquelle il penchait la tête lors de la mise à mort. Souci ─ ou obsession? ─ du détail qu’un graveur occidental du XVIIIe siècle n’aurait assurément pas poussé à ce point; il eut été impensable de mentionner cette macabre explication, d’autant plus que, de toutes façons, cette plaie « accidentelle » n’aurait pas été représentée sur l’illustration.
Dans une lettre à son ami Ellwood Hendrick (1861-1930) adressée de Kumamoto en juin 1893, l’écrivain Lafcadio Hearn (1850-1904) écrivait : « He [le Japonais] sees things as they are » 9. Une fois encore, bien vu! Monsieur Hearn…
Notes
1 Voir l’illustration de notre chronique no. 15: Bernhard Siegfried Albinus et son rhinoceros.
2 Pour une comparaison des planches anatomiques japonaises versus occidentales dans les siècles passes, voir Aramata H. (1991) Kaibû no Bigaku (Art of Anatomy). Tokyo, LibroPort Co.
3 Huard P., Ohya Z., Wong M. (1974) La médecine japonaise des origines à nos jours. Paris, Roger Dacosta.
4 Millerand A. (2011) La modernisation de la médecine japonaise d’Edo à Meiji: Rupture ou continuité? Paris, Université Pierre et Marie Curie, these de doctorate n médecine.
5 Olry R., Motomiya K. (1997) La neuroanatomie japonaise aux XVIIe et XVIIIe siècles: influences et tradition. 65e Congrès de l’Acfas, Trois-Rivières, QC, Canada.
6 Olry R., Motomiya K. (1997) Dutch influence on the Japanese neuroanatomy in the eighteenth century: from Johann Adam Kulm’s Ontleedkundige Tafelen to Gempaku Sugita’s Kaitai Shinsho. 2nd Annual Meeting Society for the History of the Neurosciences, Leyde, Netherlands. Abstract in Journal of the History of the Neurosciences 7 (1): 69, 1998. Voir aussi notre chronique no. 50: Le Kaitai Shinshô.
7 Baumann B. (2014) From filth-ghost to Khmer-witch: Phi Krasue’s changing cinematic construction and its symbolism. Horror Studies 5 (2): 283-196.
8 « Der Teufel steckt im Detail », parfois attribué au philosophe allemand Friedrich Nietzsche (1844-1900).
9 Bisland E. (1906) The Life and Letters of Lafcadio Hearn. London, Archibald Constable & Co., vol. 2, p. 124.
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