Régis Olry, professeur titulaire, Département d’anatomie
Les femmes à avoir embrassé la profession d’anatomiste sont d’une insigne rareté 1. Rares certes, mais si talentueuses qu’il nous sembla légitime de leur consacrer une de nos chroniques.
Mesdames Gigliani, Bassi, Morandi et Biheron
L’édition du traité d’anatomie de Mondino dei Luzzi (ca. 1275-1326) 2 publiée à Leipzig en 1493 par le médecin Martin Pollich von Mellrichstadt nous présente un intéressant frontispice : une femme, en contrebas d’un Maître anatomiste qui professe ex cathedra, pratique la dissection d’un corps humain. Cette femme serait la jeune Alessandra Gigliani da Persiceto, 19 ans, dont l’habileté, si l’on en croît les Frammenti storici Persicetani de Raniero d’Arpinello della Foglia, « devint rapidement indispensable à Mondino parce qu’elle savait nettoyer très délicatement les plus petites veines, les plus petites artères, toutes les ramifications vasculaires sans les couper ni les dilacérer » 3. On raconte même — mais sous toute réserve — qu’un autre étudiant de Mondino dei Luzzi, Ottone Ageni da Lustrola, fila le parfait amour avec Alessandra jusqu’à la mort prématurée de celle-ci le 26 mars 1326.
Laura Maria Caterina Bassi (1711-1778) obtint un doctorat en philosophie de l’Université de Bologne le 12 mai 1732 (parmi l’auditoire se trouvait un certain Prospero Lambertini qui allait, 8 ans plus tard, devenir pape sous le nom de Benoît XIV). Admirée de Voltaire, elle devint la première femme de l’histoire à occuper une chaire d’université dans un domaine scientifique 4. Elle s’adonna également aux études d’anatomie, comme en témoigne une miniature de Bernardino Sconzani qui la représente dialoguant avec l’anatomiste Domenico Galeazzi (1647-1731) lors d’une dissection.
Anna Morandi (1716-1774) fut à la fois l’épouse et l’élève du céroplasticien bolognais Giovanni Manzolini (1700-1755) 5. Mais l’élève ne tarda pas à surpasser le maître dans l’art de sculpter des spécimens anatomiques en cire 6. Ses talents furent bientôt reconnus au-delà des frontières de l’Italie : invitation par la Société Royale de Londres, et même sollicitation par l’Impératrice de Russie Catherine II. Tout ce que demanda — et d’ailleurs obtint — Anna Morandi fut de rester à Bologne pour y enseigner l’anatomie.
Marie-Marguerite Biheron (1719-1795) fut elle aussi une très habile préparatrice de pièces artificielles d’anatomie 7. Elle en faisait d’ailleurs elle-même la démonstration devant public 8.
Marie-Geneviève-Charlotte Thiroux d’Arconville
Marie-Geneviève-Charlotte Thiroux d’Arconville, née Darlus le 17 octobre 1720 à Paris, avait épousé à l’âge de 14 ans le conseiller au Parlement de Paris Louis-Lazare Thiroux d’Arconville (1712-1789). Autodidacte et curieuse de tout, elle témoigna d’un même enthousiasme pour l’histoire, la chimie, la littérature et l’anatomie. Elle décéda le 23 décembre 1805 à Paris, âgée de 85 ans 9.
Ses contributions à l’anatomie furent au nombre de deux. Tout d’abord, c’est effectivement elle qui traduisit en français le magnifique traité d’ostéologie d’Alexander Monro de 1759 10. Bien que la plupart des bibliographies médicales attribuent encore cette traduction à l’anatomiste Jean-Joseph Sue (1760-1830) — y compris la bibliographie anatomique de Kenneth Fitzpatrick Russell 11 qui ne nous avait pourtant pas habitué à de si fâcheux raccourcis —, une recherche plus approfondie nous apprend qu’il la fit en réalité traduire « par un de ses élèves sur l’édition de 1732 » 12. Il semble également que ce fut madame d’Arconville qui proposa d’ajouter des figures de squelettes de femmes, comme celui figurant sur la planche IV du volume 2.
Portrait de Marie-Geneviève-Charlotte Thiroux d’Arconville (1750) par Alexandre Roslin (1718-1793).
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Sa deuxième contribution, expérimentale cette fois, visait à mieux comprendre les phénomènes de putréfaction 13. Pendant 8 années (de 1755 à 1763), madame d’Arconville mena, dans son laboratoire de la banlieue parisienne, des centaines d’expériences en plongeant toutes sortes d’échantillons (bœuf, poissons, lait, œufs, bile) dans diverses solutions, et en notant scrupuleusement, jour après jour, leur évolution vers l’état de putréfaction. Elle démontra ainsi que le quinquina ralentit le processus de putréfaction, et que le principal facteur favorisant celle-ci est le contact avec l’air.
Rares femmes anatomistes… Mais plus rares encore celles qui, par une découverte anatomique, laisseront leur nom dans la terminologie. Ce sera l’objet de notre prochaine chronique.
Notes
1 Olry R. (1997) Le cas Alessandra Giliani. In : Homo Dissectus. Petites histoires de grands anatomistes. Trois-Rivières, Les Éditions du Bien Public, pp. 47-55.
2 Voir notre « Anecdote » numéro 8 : Le plus ancien incunable d’anatomie.
3 Cité par Martin C.R. (1934) Histoire de l’enseignement de l’anatomie. Lyon, Arnette, pp. 15-16.
4 Frize M. (2013) Laura Bassi and Science in 18th Century Europe. The Extraordinary Life and Role of Italy’s Pioneering Female Professor. Heidelberg, Springer.
5 Lemire M. (1990) Artistes et mortels. Paris, Raymond Chabaud, p. 48.
6 Messbarger R. (2010) The lady anatomist. The life and work of Anna Morandi Manzolini. Chicago, The University of Chicago Press.
7 Boulinier G. (2001) Une femme anatomiste au siècle des Lumières : Marie Marguerite Biheron (1719-1795). Histoire des Sciences médicales 35 (4) : 411-423.
8 Biheron M.M. (1761) Anatomie artificielle. Paris, Imprimerie P.A. Le Prieur.
9 Bernier M.A., Girou Swiderski M.L. (2016) Madame d’Arconville, moraliste et chimiste au siècle des Lumières. Études et textes inédits. Oxford, Voltaire Foundation.
10 Monro A. (1759) Traité d'ostéologie, traduit de l'Anglois de M. Monro... ou l'on a ajouté des planches en taille-douce, qui représentent au naturel tous les os de l'adulte & du foetus, avec leurs explications. Par M. Sue. Paris, 1759, Chez Guillaume Cavelier, 2 volumes.
11 Russell K.F. (1987) British Anatomy 1525-1800. Winchester, St Paul’s Bibliographies, second edition, p.139.
12 Eloy N.F.J. (1778) Dictionnaire historique de la médecine ancienne et moderne. Mons, H. Hoyois, vol. 3, p. 320.
13 (Anonyme) (1766) Essai pour servir à l’histoire de la putréfaction. Paris, P. Fr. Didot le Jeune.
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