Régis Olry, professeur titulaire, Département d’anatomie
Dès sa toute première édition en 1978 1, la couverture du traité de neuroanatomie des néerlandais Rudolf Nieuwenhuys et Jan Voogd a toujours inclut un troisième nom d’auteur : celui de Christiaan van Huijzen. Celui-ci n’est pas anatomiste, mais artiste médical, et c’est rendre à César — en l’occurrence à Christiaan — ce qui lui appartient que de reconnaître ainsi l’importance capitale des illustrations dans ce genre d’ouvrage. Reconnaissance à la fois qualitative, car les figures sont de toute beauté, et quantitative puisque l’ouvrage n’en comporte pas moins de 361.
Au début du XVIe siècle, un anatomiste français omit (?) de mentionner le nom du chirurgien et dessinateur qui avait pourtant amplement collaboré à son projet. Histoire d’un des tout premiers procès pour droits d’auteur en anatomie.
Charles Estienne
Charles Estienne naquit à Paris vers 1505, troisième fils du célèbre imprimeur Henri Estienne et de son épouse Guyone Viart. Reçu médecin en 1542, il enseigna l’anatomie à Paris de 1544 à 1547, mais fut contraint, vers 1551, à reprendre l’imprimerie familiale. Celle-ci était alors dirigée par un des deux frères de Charles, Robert, devenu imprimeur du roi François 1er en 1539. Malheureusement Robert avait du s’exiler à Genève 2 quelques années plus tard suite à des pressions exercées par les théologiens de la Sorbonne 3. C’est ainsi que l’on vit Charles Estienne abandonner scalpel et clystère pour gérer rames de papier, bouteilles d’encre et caractères d’imprimerie 4, 5, 6. Triste fin de vie que la sienne car mourut au fond d’un cachot, emprisonné pour dettes, en 1564.
Le livre et le procès
En 1545, Charles Estienne publia un traité d’anatomie 7 très recherché des bibliophiles d’aujourd’hui 8. De format in-folio (environ 390 x 260 millimètres), l’ouvrage comprend 202 feuillets non chiffrés, 101 petites illustrations dans le texte, et 62 gravures sur bois à pleine page dont les auteurs ne sont que très rarement identifiés : une seule planche est signée S.R. (pour Stephanus Riverius), 7 autres le sont par Jean “Mercure” Jollat, et 5 gravées par un membre du célèbre atelier de Geoffroy Tory, probablement Jacquemin Woeiriot. Mais jusqu’à preuve du contraire, les dessins, signés ou non, sont tous dus au crayon d’Etienne de la Rivière, même si certains semblent inspirés d’esquisses non publiées de Giovanni Battista Rosso (1496-1541). Par ailleurs, quelques planches de l’anatomie féminine ne sont pas sans rappeler les dessins érotiques de Perino del Vaga (1501-1547) gravés par Gian Giacomo Caraglio (ca. 1500-1565) 9.
Une planche du De dissectione partium de 1545, page 96.
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Mais alors que l’impression du livre était presque achevée en 1539 — seule restait à finaliser la seconde moitié du dernier chapitre 10 —, le chirurgien Estienne de la Rivière déposa une plainte au Parlement, estimant que sa contribution, dissections et illustrations, n’était pas suffisamment reconnue. Les procédures, trainant en longueur comme elles le feraient encore de nos jours, retardèrent la parution de l’ouvrage jusqu’en 1545, soit deux années après celle du traité d’anatomie d’André Vésale, de qualité bien supérieure à tous égards.
Est-ce à dire que le procès intenté par Estienne de la Rivière éclipsa à lui seul l’ouvrage de Charles Estienne au profit de celui de Vésale? Non, car comme l’écrivait le médecin et bibliophile Pierre-André de Créhange, les planches de Charles Estienne, comparées à celles d’André Vésale, « n’en ont pas la fidélité descriptive» 11.
Notes
1 Première édition en 1978, deuxième en 1981, troisième en 1988, et l’actuelle quatrième édition en 2008 : Nieuwenhuys R., Voogd F., van Huijzen C. (2008) The Human Central Nervous System. Berlin, Heidelberg, Springer.
2 Robert Estienne emporta illégalement dans son exil les fameux « caractères grecs du roi », poinçons commandés par François 1er, et gravés par Claude Garamont (1499-1561) selon les directives du calligraphe Ange Vergèce (1505-1569).
3 Dans un hommage posthume à François 1er, Robert Estienne avait écrit que le défunt roi était passé « de cette vie dans la gloire éternelle », affirmation condamnée contraire à la doctrine de l’Église affirmant le passage obligé par le purgatoire…
4 Lauth T. (1815) Histoire de l’anatomie. Strasbourg, F.G. Levrault, vol. 1, pp. 360-366.
5 Hirsch A. (1885) Biographisches Lexicon der hervorragenden Aerzte aller Zeiten und Völker. Wien und Leipzig, Urban & Schwarzenberg, vol. 2, p. 308.
6 Cazes H., Carlino A. (2003) Plaisir de l’anatomie, plaisir du livre : La dissection des parties du corps humain de Charles Estienne (Paris, 1546). Cahiers de l’Association internationale des études françaises 55 : 251-274.
7 Estienne C. (1545) De dissectione partium corporis humani libri tres, a Carolo Stephano, doctore Medico, editi, una cum figuris et incisionum declarationibus a Stephano Riverio Chirurgo compositis. Parisiis, 1545, apud Simonem Colinaeum (Simon de Colines était le beau-père de Charles Estienne). Une traduction française fut publiée dès l’année suivante.
8 Par curiosité, voici quelques exemplaires mis en vente dans les dernières décennies : Jeremy Norman (1982) Cat. 11, no. 161 : 12 000 US$. Thomas-Scheller, Bernard Clavreuil (1990) Cat. Nouvelle série 13, no. 187: 100 000 francs (soit environ 18 350 US$). B. & L. Rootenberg (1997) Cat. 9, no. 31: 40 000 US$. Haskell F. Norman (1998) Cat. 1, no. 82: 36 800 US$.
9 Kellet C.E. (1955) Perino del Vaga et les illustrations pour l’anatomie d’Estienne. Aesculape 37 : 74-89.
10 Roberts K.B., Tomlinson J.D.W. (1992) The Fabric of the Body. European Traditions of Anatomical Illustration. Oxford, Clarendon Press, p. 170.
11 P.-A. de Créhange (1984) Les livres anciens de médecine et de pharmacie. S.l., Les Éditions de l’Amateur, p. 46.
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