Régis Olry, professeur titulaire, Département d’anatomie
Rappelez-vous cette épouvantable scène du film The Exorcist au cours de laquelle la jeune Regan MacNeil, au corps et à l’esprit ravagés par le démon Pazuzu 1, fait pivoter sa tête de 360 degrés tout en révélant à sa mère que c’est elle qui a tué le réalisateur alcoolique Burke Dennings. Bien que talentueuse au-delà de toute description — Golden Globe, plus que mérité, de la meilleur actrice de second rôle (!) en 1974 —, ce n’est bien sûr pas la jeune Linda Blair qui a réalisé cet impossible exploit, mais un mannequin grandeur nature, confectionné par le maquilleur de cinéma Dick Smith (1922-2014) et le spécialiste en effets spéciaux Marcel Vercoutere (1925-2013) 2. Pour les cinéphiles, précisons que cette scène n’existe que dans le film, elle ne se trouve effectivement pas dans le roman The Exorcist de William Peter Blatty 3, 4.
Ayant disséqué maintes colonnes cervicales dans notre carrière, nous savons bien sûr que cette rotation complète est anatomiquement tout-à-fait impossible. Du moins dans l’espèce humaine car, chez la chouette, on n’en est vraiment pas loin. Pourquoi est-ce nécessaire et comment est-ce possible?
Pourquoi est-ce nécessaire?
La chouette peut, sans lésion vertébrale ni vasculaire, tourner la tête de 270 degrés vers la droite ou vers la gauche; l’humain, quant à lui, doit se contenter d’un ridicule 90 degrés. Pourquoi cette différence? Tout simplement parce que les yeux de la chouette, gros comme ceux d’un homme, sont quasiment immobiles 5, alors que l’œil humain peut se déplacer latéralement ou médialement grâce aux nerfs oculomoteurs et abducens, interconnectés et synchronisés par la portion internucléaire du faisceau longitudinal médial.
Pour voir autour d’elle, la chouette n’a donc d’autre option que de tourner la tête au complet.
Comment cela est-il possible?
Tout d’abord par une particularité ostéologique : le nombre de ses vertèbres cervicales 6. Alors que nous en possédons 7 (comme la musaraigne et la girafe!), la chouette en a 14.
Deuxièmement grâce à plusieurs spécificités vasculaires. Les artères carotides de la chouette se situent au centre du cou (et non sur ses bords) et sont dilatées à la base de la tête, constituant ainsi des réservoirs sanguins 7disponibles en situation de rotation extrême. Ses artères vertébrales cheminent, comme chez l’humain, dans les foramens des processus transverses, mais le rapport calibre artériel / surface des foramens est beaucoup plus petit chez elle (environ 1/10ème) 8, les 9/10ème restant étant occupés par une poche d’air. Enfin, alors que l’espèce humaine perd normalement toutes ses anastomoses carotido-vertébrales embryonnaires au cours du développement 9, la chouette conserve toute sa vie durant ce qui ressemble à une artère trigéminale.
Troisièmement par action de certains muscles qui permettent une ample rotation de la portion la plus crâniale de la colonne cervicale, tout particulièrement les muscles complexus, splénius de la tête, et droits (latéral, ventral, et dorsal) de la tête 10.
Minerve est la « déesse de la sagesse, de la guerre, des sciences et des arts » 11. Le terme minerve désigne également l’appareil destiné à immobiliser la tête et la colonne cervicale. Sachant cela, il est assez paradoxal d’apprendre que l’animal consacré à la déesse Minerve est la chouette!
Notes
1 La statue de Pazuzu de taille humaine qui apparaît quelques fois dans le film est factice; aucune statue de Pazuzu de cette taille n’est connue, la plus grande, visible au Musée du Louvres (MNB 467) ne mesure en effet que 14,7 centimètres. Voir Heesel N.P. (2002) Pazuzu. Archäologische und philosophische Studien zu einem altorientalischen Dämon. Leiden, Boston, Köln, Brill Styx, pp. 119-120 et 192.
2 McCabe B. (1999) The Exorcist. Out of the shadows. The full story of the Film. London, New York, Sydney, Omnibus Press, p. 67.
3 Kermode M. (2010) The Exorcist. London, British Film Institute, p. 65.
4 Toujours pour les cinéphiles : la même observation s’applique à Yamamura Sadako sortant de l’écran de télévision, scène imaginée par Nakata Hideo pour le film Ringu, alors qu’elle ne se trouve pas dans le roman homonyme de Suzuki Kôji.
5 À peine quelques degrés de latéralisation. Voir Steinbach M.J., Money K.E. (1973) Eye movements in the owl. Vis. Res. 13: 889-891.
6 Le nombre total de vertèbres varie beaucoup selon les espèces (certains Élasmobranches en ont plus de 400). Voir Baer J.G. (1958) Cours d’anatomie comparée des vertébrés. Paris, Masson & Cie, Neuchatel, Éditions du Griffon, pp. 56-58.
7 De Kok-Mercado F., Habib M., Phelps T., Gregg L., Gailloud P. (2013) Adaptation of the Owl’s Cervical & Cephalic Arteries in Relation to Extreme Neck Rotation. Science 339: 512-513.
8 Lang J. (1991) Klinische Anatomie der Halswirbelsäule. Stuttgart, New York, Georg Thieme, Fig. 119 p. 103. On voit nettement que l’artère vertébrale chez l’humain occupe bien davantage de place dans les foramens transversaires.
9 Bracard S. (1983) Variations des artères cérébrales du normal au pathologique. Nancy, Thèse de Médecine, pp. 260-335.
10 Boumans M.L.L.M., Krings M., Wagner H. (2015) Muscular Arrangement and Muscle Attachment Sites in the Cervical Region of the American Barn Owl (Tyto furcata pratincola). PLoS ONE 10 (7): e134272.
11 Commelin P. (1960) Mythologie grecque et romaine. Paris, Garnier Frères, p. 29.
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