Régis Olry, professeur titulaire, Département d’anatomie
À la fin du XIXème siècle, une étude statistique évaluait à 2700 le nombre des personnes enterrées vivantes chaque année en Angleterre et au Pays de Galles 1. En 1948, le Bulletin municipal officiel de la ville de Paris estimait qu’un français sur 550 était inhumé prématurément 2. Une étude de 1963 révélait que 4% des enterrés d’un cimetière américain — sans préciser lequel — étaient en réalité morts d’asphyxie après inhumation 3.
Voici une excellente occasion de parler d’un des plus grands anatomistes du XVIIIème siècle qui, semble-t-il, failli être lui-aussi être enterré vivant, et de surcroit deux fois de suite pendant ses jeunes années.
Danois, luthérien, destiné à une carrière ecclésiastique, et prénommé Jakob
Odensee, province de Fionie, Danemark. En ce 27 avril 1669, Pierre Jakobsen Winslow 4, coadjuteur du pasteur de Notre-Dame d’Odensee, et son épouse Marthe Brun sont les heureux parents d’un garçon qu’ils prénomment Jakob et destinent à une carrière ecclésiastique. Mais l’enfant quittera le Danemark, se convertira au catholicisme, ne sera jamais prêtre, et changera même de prénom.
Jakob Winslow a probablement le gène des anatomistes : son grand oncle est nul autre que Niels Stensen (1638-1686), connu dans le monde francophone sous le nom de Sténon, celui-là même qui décrivit le conduit parotidien en 1661 et publia une étude très avant-gardiste du tissu musculaire en 1667 5. Winslow choisi donc d’étudier la médecine à Paris pour devenir anatomiste, et comme l’avait fait son grand oncle, il adjure le luthérianisme : le 8 octobre 1699, il se convertit au catholicisme entre les mains du très célèbre Aigle de Meaux, Bossuet dont, symboliquement, il adopte les prénoms de Bossuet 6. Jabok s’appelle dorénavant Jacques-Bénigne.
Sa carrière est magistrale : il soutient sa thèse le 15 mars 1703, entre à l’Académie des Sciences en 1707, publie son chef-d’œuvre en 1732 7 — maintes fois traduit et réédité —, succède à François-Joseph Hunault (1701-1742) dans la chaire d’anatomie du Jardin du Roy, et décède le 3 avril 1760, à l’âge plus que respectable de 91 ans 8, 9, 10.
Jacques-Bénigne Winslow (1669-1760) |
Enterré vivant?
Question très débattue aux XVIII et XIXème siècles : du De masticatione mortuorum in tumulis de Michael Ranft (1728) au Traité des signes de la mort et des moyens de prévenir les enterrements prématurés d’Eugène Bouchut (1849), nous avons retracé pas moins de 40 monographies consacrées aux signes nécessaires à éviter tout risque d’inhumation prématurée 11. Dont celles de Winslow, car, de constitution fragile dans son enfance, il avait écrit avoir été lui-même « deux fois prêt à être enseveli » 12, une première fois vers l`âge de 2 ans, une seconde fois à 13 ans. Certains traduisent directement — peut-être abusivement? — « enseveli » par « inhumé » 13; d’autres, moins dramatiques, n’y voient qu’une métaphore évoquant la gravité de quelques maladies d’enfance. Mais quoiqu’il en soit, Jacques-Bénigne Winslow s’intéressera à l’épineux problème des inhumations prématurées et publiera plusieurs opuscules sur le sujet 13.
L’Académie de Médecine de Paris avait créé en 1837 le Prix Pietro Manni afin, précise-t-elle, de rassurer définitivement la population. Le prix fut attribué à Eugène Bouchut en 1849, mettant donc théoriquement un terme à cette phobie.
Théoriquement seulement, si on relit l’introduction de cette chronique.
Notes
1 Cité par Péron-Autret J.-Y. () Les enterrés vivants. S.l., Balland, 1979, p. 13.
2 Cité par Dérobert L. (1974) Médecine légale. Paris, Flammarion, p. 157.
3 Cité par Thomas L.-V. (1980) Le cadavre. De la biologie à l’anthropologie. Bruxelles, Complexe, p. 34.
4 Le vrai nom de famille était en fait Mausen, Winslow étant le nom du village où le grand-père avait été curé.
5 Kardel T. (1994) Steno on Muscles. Introduction, Texts, Translations. Transactions of the American Philosophical Society 84 (1), 252 pp.
6 Jacques était le prénom de son grand-père (mort en 1637), Bénigne celui de son père (ca. 1592-1677). Voir : Meyer J. (1993) Bossuet. Paris, Plon, p. 58.
7 Exposition anatomique de la structure du corps humain. Paris, 1732, G. Desprez et J. Dessesartz.
8 Maar W. (1902) L’autobiographie de J. B. Winslow. Paris, Octave Doin & Fils, Copenhague, Wilhelm Tryde.
9 Cordier G. (1955) Paris et les anatomistes au cours de l’histoire. Paris, I.A.C., pp.43-46.
10 Anonyme (1766) Éloge de M. Winslow. In : Exposition anatomique de la structure du corps humain. Paris, Savoye, nouvelle édition, vol. 1, pp. ix-xlv.
11 Olry R. (1996) La phobie des inhumations prématurées de Michael Ranft (1728) à Eugène Bouchut (1849). Acta Internationalia Historiae Medicinae 2 (2): 111
117
12 Maar W., op. cit., p. 4.
13 Garraud R.M. (1955) Un artisan de l’amitié franco-danoise : Jacques-Bénigne Winslow. Presse Méd. 76 : 1589-1590.
14 Paris 1732, en latin; Paris, 1740, en latin; Paris, 1742, en français puis traduit en plusieurs langues, dont le suédois par O. Tillaeo en 1751, et l’allemand par C. Jantke en 1754.
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