Régis Olry, professeur titulaire, Département d’anatomie
L’Inquisition 1 a été officiellement créée en avril 1233 par la bulle Ille humani generis du pape Grégoire IX 2. Sa mission : lutter contre les hérésies, dont la première est l’arianisme qui, dès le IVème siècle, « remet en cause le dogme trinitaire » 3 (ce qui ne sera pas sans lien avec la suite de cette histoire). Mais pourquoi une description anatomique de la circulation pulmonaire est-elle parvenue jusqu’aux aux oreilles de l’Inquisition? Serait-ce une conséquence de l’interdiction de disséquer des corps humains? Pas le moins du monde, comme nous allons le voir.
Le médecin Michael Servet
Michael Servet est né en 1509 (ou 1511) à Villanueva de Sigena, ancienne province d’Aragon. Après une éducation classique à Saragosse, il étudie le droit à Toulouse et parcourt de nombreuses grandes villes européennes, dont Rome où « les pompes du Vatican le choquent » 4. Après sa rencontre à Lyon avec le célèbre médecin Symphorien Champier, il décide d’aller étudier la médecine à Paris où, comme Vésale, il a pour maître Gonthier d’Andernach 5. L’appareil cardiovasculaire l’intéresse : il affirme, à juste titre, l’imperméabilité du septum interventriculaire et — c’est ainsi qu’il va malheureusement entrer dans l’Histoire de l’anatomie — décrit avec une certaine précision la circulation pulmonaire : « À partir du ventricule droit, le sang se dirige dans un long conduit vers les poumons où il est épuré; il devient plus clair et passe de la veine artérieuse [probablement les veines pulmonaires, N.d.A.] dans l’artère veineuse [probablement l’aorte, N.d.A.]. C’est ainsi que l’esprit vital se répand du ventricule gauche du cœur dans les artères du corps entier » 6. Un siècle plus tard, William Harvey lui devra donc, comme à bien d’autres d’ailleurs, une fière chandelle.
Où Michael Servet a-t-il publié cette description anatomique devenue si célèbre? Dans un ouvrage non pas de médecine mais de théologie qui va, avec quelques autres de ses publications de même nature, lui valoir une mort atroce.
Le théologien Michael Servet
Le médecin Michael Servet est en fait bien davantage théologien; dans son esprit, le crucifix l’emportera toujours sur le scalpel. Mais ses conceptions théologiques se heurtent à celles de son époque, tout spécialement à celles du réformateur Jean Calvin. Servet cumule ce que Calvin considère être des provocations 7 : négation de l’éternité du Christ en tant que personne préexistant à la Conception et à l’Incarnation, critique acerbe de la définition athanasienne de la Trinité dans son De Trinitatis erroribus publié en 1531, et, la goutte d’eau qui va faire déborder le vase : la publication en 1553 du célébrissime Christianismi restitutio 8. Trop c’est trop : Michael Servet sent décidément le soufre, ce qui l’amène à comparaître le 5 avril 1553 devant l’inquisiteur général Mathieu Ory. Mais l’accusé parvient à s’évader le surlendemain. Moins chanceux quatre mois plus tard, il est reconnu le 13 août dans le temple de la Madeleine à Genève, et arrêté sur dénonciation d’un certain Nicolas de La Fontaine, comme par hasard le secrétaire de Calvin… Le procès s’ouvre le 15 août et Michael Servet, condamné pour hérésie, est brûlé vif le 27 août 1553 sur le plateau de Champel, près de Genève.
Michael Servet (1511-1553)
Et la description de la circulation pulmonaire?
C’est dans son livre Christianismi restitutio qu’on peut lire cette description, à la page 170 pour être précis 9. La raison pour laquelle Servet a noyé ce court fragment d’anatomie dans plus de 700 pages de théologie pure nous est inconnue. Nous savons par contre que l’ouvrage fut édité en secret à Vienne (France) et que le tirage fut limité à 1000 (ou 800 selon certains) exemplaires. Mais au-delà, les hypothèses divergent : certains historiens pensent que ces 1000 exemplaires devaient être brûlés avec leur auteur mais que 3 furent sauvés des flammes 10; d’autres que seulement 2 exemplaires furent condamnés à accompagner Michael Servet sur le bûcher, les 998 autres ayant été détruits ou ayant disparu mystérieusement.
Quoi qu’il en soit, ce n’est donc pas l’anatomiste Michael Servet décrivant les vaisseaux pulmonaires qui a été victime de l’Inquisition, mais le scandaleux théologien Michael Servet, défenseur imprudent d’un antitrinitarisme indéfendable.
Notes
1 Le 29 juin 1908, sous le pontificat de Pie X, l’Inquisition change de nom et devient la Congrégation du Saint-Office. Le 7 décembre 1965, sous Paul VI, cette Congrégation du Saint-Office est de nouveau rebaptisée en Congrégation pour la Doctrine de la Foi. De 1981 à 2005, le cardinal-préfet placé à la tête de l’ex-Inquisition était nul autre que Joseph Ratzinger, devenu pape sous le nom de Benoît XVI.
2 L’ouvrage de référence sur l’histoire de l’Inquisition est encore aujourd’hui celui d’Henry-Charles Lea ([1997] Histoire de l’Inquisition au Moyen Age. Grenoble, Jérôme Million, traduction et réimpression de l’édition originale de 1887). Pour une approche plus abordable, voir Dominique P. ([1969] L’Inquisition. Paris, Perrin).
3 Albaret L. (1998) L’Inquisition. Rempart de la foi? Paris, Découvertes Gallimard, p. 14.
4 Dupont M. (1999) Dictionnaire historique des Médecins dans et hors de la médecine. Paris, Larousse, p. 525.
5 Hirsch A. (1887) Biographisches Lexicon der hervorragenden Aerzte aller Zeiten und Völker. Wien und Leipzig, Urban & Schwarzenberg, vol. 5, pp. 371-372.
6 Cité par Bariéty M., Coury C. (1963) Histoire de la médecine. Paris, Fayard, p. 490.
7 Crouzet D. (2000) Jean Calvin. Paris, Fayard, pp. 317-322.
8 Servet M. (1553) Christianismi restitutio. L’ouvrage ne mentionne ni la ville de publication, ni l’éditeur, ni l’auteur (simplement identifié en fin de texte par M.S.V., c'est-à-dire Michael Servetus Villanovanus).
9 Osler W. (1969) Bibliotheca Osleriana. Kingston and Montreal, McGill-Queen’s University Press, p., 84, item 839.
10 Ces 3 exemplaires sont celui de Richard Mead à la Bibliothèque nationale de France (Paris), celui de la Librairie impériale de Vienne (Autriche), et celui de la Bibliothèque de l’Université d’Edinburgh (incomplet : il manque la page de titre et les 16 premières pages) qui serait peut-être l’exemplaire personnel de Jean Calvin. L’exemplaire de la Bibliothèque nationale a probablement été sauvé des flammes in extremis car il porte en plusieurs endroits des traces de feu (reproduit in : Créhange P.-A. [1984] Les livres anciens de médecine et de pharmacie. Promenade à travers la médecine du passé. S.l., Les Éditions de l’Amateur, p. 73).
Suggestions de lecture
Fulton J.F. (1953) Michael Servetus, humanist and martyr. With a bibliography of his works. New York, Herbert Reichner.
Richet C. (1990) Introduction. In: Harvey W., De Motu Cordis, la circulation du sang. S.l., Christian Bourgeois, pp. 1-36.
Goldstone L., Goldstone N. (2003) Out of the Flames: The Story of One of the Rarest Books in the World, and How it Changed the Course of History. London, Century.
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