Régis Olry, professeur titulaire, Département d’anatomie
Certains chiens sont entrés dans l’Histoire par la grande porte. Le caniche Moustache, pour avoir ramené des lambeaux de drapeau lors de la bataille d’Austerlitz; le Terre-Neuve Ralph, pour avoir sauvé Lord Byron d’une chute dans un précipice; le Saint-Bernard Bruno, pour avoir suivi le cortège funèbre du président Abraham Lincoln. Même sans le moindre acte de bravoure, le statut de chien d’une personnalité peut suffire à être nommé ça et là : Citron l’épagneul du roi Henri IV, Mylord le setter de l’empereur Alexandre II de Russie, Gamp le bull-terrier de l’écrivain Walter Scott, pour n’en citer que quelques-uns 1. D’autres, probables vagabonds enterrés sous une épaisse couche d’oubli, méritent toutefois leurs lettres de noblesse car ils ont contribué — très involontairement, nous en conviendrons — aux progrès de la science anatomique. C’est le souvenir de l’un de ceux-là que nous nous proposons de réveiller, le temps d’une chronique.
Gaspare Aselli (1581-1626) par Cesare Bassano.
L’anatomiste et son œuvre
Gaspare Aselli est né à Cremone en 1581. Professeur d’anatomie et de chirurgie à l’université de Pavie, il est mort à Milan le 24 avril 1626 2. Si les données biographiques sont relativement pauvres, la production scientifique l’est encore davantage : selon le grand bibliographe Albert von Haller 3, Gaspare Asseli n’a qu’une seule publication à son actif. Et encore pas bien volumineuse — moins de 100 pages —, et qui plus est à titre posthume grâce aux soins du célèbre bibliophile Nicolas Fabri de Pereisc 4. Mais quelle publication! Un ouvrage-clé dans l’histoire de l’anatomie, et ce pour deux raisons.
Tout d’abord, ce livre est le tout premier traité d’anatomie à inclure des planches imprimées en couleurs, grâce à une méthode mise au point en 1516 par Ugo da Carpi : « la première [plaque, N.d.A.] apportant le brun-rouge clair, la deuxième le brun-rouge foncé, et la troisième le noir » 5.
Deuxièmement, l’auteur y décrit la découverte qu’il fit, semble-t-il, le 23 juillet 1622 6 : les vaisseaux lymphatiques, nommés par lui veines lactifères car il les décrit comme « des filaments blancs d’où sortit un liquide blanc et lactescent » 7. Gaspare Aselli pense que ces vaisseaux se réunissent dans le pancréas puis pénètrent dans le foie, une erreur bientôt corrigée par le médecin suédois Olof Rudbeck 8.
Et le pauvre chien dans tout cela?
Le corps disséqué le 23 juillet 1623 n’était pas celui d’un supplicié, mais celui d’un chien. Probablement fourni à l’anatomiste par quelque body-snatcher trop pleutre pour errer nuitamment dans les cimetières et déterrer des cadavres humains, mais assez avide d’argent pour capturer et revendre sans vergogne le meilleur ami de l’homme. Le pauvre chien vendu à Aselli venait tout juste de prendre, sans le savoir, son dernier repas, ce qui permit à un scalpel italien de mettre en évidence les lymphatiques encore gorgés de lipides.
Merci à toi, pauvre chien anonyme.
Notes
1 Finbert E.-J. (1954) Vie des chiens illustres. Paris, La Table Ronde.
2 Stirling W. (1902) Some Apostles of Physiology. London, Waterlow and Sons, pp. 13-14.
3 Haller A. von (1774) Bibliotheca anatomica. Tiguri, apud Orell, Gessner, Fuessli, et Socc., vol. 1, pp. 362-363.
4 Aselli G. (1627) De lactibus sive lacteis venis quarto vasorum mesaraicorum genere. Mediolani, apud Jo. Baptistam Bidellium. Dans les éditions ultérieures (Basileae, 1628, typis Henric-Petrinis; Lugduni Batavorum, 1640, ex officina Johannis Maire), les planches sont de taille réduite, parfois inversées, et imprimées en noir seulement.
5 Rodari F. (1996) Anatomie de la couleur. L’invention de l’estampe en couleurs. Paris, Lausanne, Bibliothèque nationale de France / Musée Olympique Lausanne, p. 36.
6 Dans la préface de son livre, Aselli ne mentionne toutefois que l’année 1622, sans mentionner le jour. La tradition, bien plus que l’authenticité historique, précise qu’il s’agirait du 23 juillet.
7 Corsi P. (1989) Les siècles d’or de la médecine. Padoue XVe-XVIIIe siècles. Milano, Electa, p. 146.
8 Rudbeck O. (1653) Nova exercitatio anatomica, Exhibens ducta hepaticos aquosos, & vasa glandularum serosa. Arosiae, excudebat Eucharius Lauringerus.
Suggestions de lecture
Fort J.-A. (1902) Quelques mots d’historique [sur les vaisseaux et ganglions lymphatiques, N.d.A.]. In : Anatomie descriptive et dissection. Paris, Vigot Frères, 6ème édition, vol. 3, pp. 1-7.
Sappey Ph.-C. (1869) Considérations historiques sur les vaisseaux lymphatiques. In : Traité d’Anatomie descriptive. Paris, Adrien Delahaye, 2ème édition, vol. 2, pp. 805-808.
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