Régis Olry, professeur titulaire, Département d’anatomie
Elle n’avait certainement pas mérité cela, mais cette pauvre rate s’est vue accusée de bien des maux. C’est elle qui fait souffrir le coureur mal entrainé d’une vive douleur de l’hypochondre gauche — le fameux point de côté — par contraction imaginaire de fibres musculaires lisses de sa capsule (personne toutefois ne semble s’être demandé comment la rate pourrait, alors qu’elle se situe à gauche, générer un point de côté à droite). C’est elle aussi qui vous trouble l’humeur et vous rend mélancolique. Retour sur quelques hypothèses erronées.
Pline l’Ancien et la splénectomie chez les athlètes
Du fond de sa cellule du château de Vincennes où il est incarcéré depuis le 7 juin 1777, le comte Gabriel-Honoré Riquetti de Mirabeau (1749-1791) reçoit une lettre de sa maîtresse Sophie de Ruffey, marquise de Monnier (1754-1789), écrite le 14 novembre 1780 : « Parlant de dératés, je me rappelle qu’une des injures du marquis [le mari de Sophie], en badinant, c’était de me dire que j’étais une dératée » 1. Dératée, parce que le vieux marquis, qui ne comprenait rien « au besoin de mouvement dont sa jeune femme était possédée, la qualifiait de dératée » 2. L’expression « courir comme un dératé » ne date donc pas d’hier. Mais alors de quand?
Pline l’Ancien (23-79), dans son Histoire naturelle, accusait la rate d’être « quelquefois une gène toute particulière dans la course » 3, et indiquait le moyen, semble-t-il infaillible, de s’en débarrasser : « l’equisetum [plante communément appelée prêle des champs] consume la rate des coureurs; on le fait bouillir dans un vase de terre neuf, autant que le vase en peut contenir, jusqu’à réduction de deux tiers : pendant trois jours on boit une hémine [environ un quart de litre] de cette décoction; avant de s’y mettre, on s’abstient pendant un jour entier de tout aliment gras » 4. Ainsi, l’idée selon laquelle la rate était un handicap pour les sportifs datait déjà de plusieurs siècles; le grand Hippocrate lui-même proposait de la rendre inoffensive en plaçant sur la région de sa projection thoracique une dizaine de champignons desséchés et en y mettant le feu 5. Au XVIIe siècle, dans la petite ville allemande de Halbenstadt, le médecin Godefroy Moebius (1611-1664) opéra un coureur du comte Jean t’Serclaes de Tilly (1559-1632) : anesthésie à l’aide d’un narcotique, incision de la paroi abdominale, et cautérisation de la rate à l’aide d’un fer rouge 6. Dans les mêmes années, le médecin et anatomiste néerlandais Reinier de Graaf (1641-1673) réalisa avec succès une splénectomie chez un chien. Mais ni le coureur de Moebius ni le chien de de Graaf ne semblent ainsi être devenus plus performants à la course, tout au plus apprend-on que le chien n’était « pas moins gourmand après qu’avant l’extirpation de la rate » 7.
L’Histoire naturelle de Pline l’Ancien, XIIe siècle (Abbaye Saint-Vincent du Mans).
_______________________________________________________________________________________________________________________________
Un dératé ne court en réalité pas plus vite qu’un autre. C’est donc fort probablement à mettre exclusivement au crédit de son entrainement le fait que l’athlète italienne Valeria Straneo, splénectomisée en 2010 pour microsphérocytose, améliora de 17 minutes et 36 secondes sa meilleure performance au marathon après avoir été libérée de sa rate.
Le Spleen baudelairien
Dans Le Chevalier au lion, le poète français du XIIe siècle Chrétien de Troyes définissait la mélancolie comme un « état de tristesse profonde ». Au siècle suivant, le médecin italien Aldobrandino da Siena précisait, dans son Régime du corps de 1256, que cette mélancolie était due à la bile noire, vérité étymologique, à défaut d’avoir la moindre crédibilité scientifique : mélancolie dérive du latin melancholia, formé par le grec mélas (noire) et khôlé (bile), or il s’avère que la bile noire était supposée produite par devinez quoi? Par la rate, encore elle. Rate qui se dit spleen en anglais, d’où « avoir le spleen », ce qui nous amène à Charles Baudelaire et ses œuvres : Le Spleen de Paris (1869), et Spleen et Idéal 8 (section la plus importance des Fleurs du Mal, 1857). Mais n’en déplaise aux Baudelairophiles — oui, le terme existe — le spleen n’est pas d’origine baudelairiennne; Voltaire (1694-1778), dans son XXIVe dialogue, 17e entretien (Sur des choses curieuses, vers 1766) avait déjà écrit : « Pardon de m’être mis en colère, j’avais le spleen » 9.
Pline l’Ancien fit partie des quelques 3000 victimes de l’éruption du Vésuve le 24 août 79. Pour bien monter qu’il ne craignait pas le danger, il se rendit chez son ami Pomponianus, « déjeuna sur place et fit une petite sieste » 10. Peut-être eût-il survécu s’il s’était enfui en courant, comme un dératé bien sûr.
Notes
1 Cottin P. (1903) Sophie de Monnier et Mirabeau d’après leur correspondance secrète inédite (1775-1789). Paris, Plon-Nourrit et Cie, p. 181.
2 Ibid., p. xi.
3 Pline l’Ancien (1469) Historia naturalis. Venice, Johannes de Spira, XI, 80.
4 Ibid., XXVI, 83.
5 Kerlus G. (1884) Curiosités physiologiques : Les coureurs. La Nature : revue des sciences et de leurs applications aux arts et à l’industrie 12 (548) : 426-430.
6 Depping G. (1871) Merveilles de la force et de l’adresse. Paris, Librairie Hachette et Cie, deuxième édition, p. 116.
7 Graaf R. de (1649) Histoire anatomique des parties génitales de l’homme et de la femme. Lyon, Hilaire Baritel, p. 16.
8 Les chapitres LIX, LX, LXI et LXII sont tous intitulés Spleen. Baudelaire C. (1972) Les fleurs du mal. Paris, Librairie générale française, pp. 89-93
9 Voltaire (1819) Œuvres complètes. Dialogues et entretiens philosophiques. Paris, Antoine-Augustin Renouard, p. 328.
10 Zehnacker H. (1999) Préface. In : Pline l’Ancien, Histoire naturelle. Paris, Gallimard, p. 7.
Département d'anatomie
Pavillon : Léon-Provancher
Local : 3501
Téléphone : 819 376-5011 poste 3584
Télécopieur : 819 376-5039
Site web : www.uqtr.ca/anatomie
Courriel : secretariat.anatomie@uqtr.ca