Régis Olry, professeur titulaire, Département d’anatomie
Comment ne pas obtenir un prix littéraire alors que le jury s’était décidé à vous l’attribuer? Soit en le refusant tout bonnement — Jean-Paul Sartre refusa le prix Nobel en 1964 —, soit en se le faisant retirer, malencontreuse aventure qui arriva au jeune écrivain argentin Federico Andahazi en 1997 pour son premier roman L’Anatomiste 1. Plébiscité par le jury du prix littéraire Jeune Littérature, la recommandation fut finalement refusée par la présidente de la fondation Marίa Amalia Lacroze de Fortabat qui, finançant le prix en question, s’accorda semble-t-il un droit de véto. Motif du refus : son sujet ne contribue pas à « l’exaltation des plus hautes valeurs de l’esprit humain ». Pur réveil d’obscurantisme provoqué par le sujet du livre : le clitoris. Car dans ce roman plus ou moins historique, l’anatomiste Realdo Colombo cherche à découvrir le siège du plaisir féminin afin de se faire aimer d’une certaine Mona Sofia, célèbre prostituée du Il Bordello dil Fauno Rosso de Venise. Demi-succès pour Colombo qui, s’il trouva effectivement le siège du plaisir chez une jeune veuve moribonde nommée Inés de Torremolinos, n’obtînt jamais les faveurs de la belle Mona Sofia qui se refusa définitivement à lui. Demi-succès également pour Andahazi car s’il ne reçut pas le prix en lui-même, il empocha tout de même les 15 000$ qui venaient avec 2.
Comme Federico Andahazi, c’est donc de clitoris que nous allons parler.
El Anatomista de Federico Andahazi (édition originale, 1997)
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Une découverte controversée
L’anatomiste italien Matteo Realdo Colombo (1516-1559) s’était autoproclamé découvreur du clitoris, auquel il donna le nom de amor veneris 3, « amour de Vénus » (rappelons en effet que l’adjectif veneris (vénérien) faisait initialement référence à la déesse de l’amour, et non aux maladies qui parfois peuvent en émailler l’accès). Ce qui ne fit pas l’affaire d’un autre italien, Gabriele Fallopio (1523-1562), protestant haut et fort que c’est lui, et pas l’autre, qui découvrit le clitoris. Mais le danois Kaspar Bartholin (1585-1629) puis le néerlandais Reinier de Graaf (1641-1673) vont bientôt rappeler, avec raison, que l’objet du litige était en fait déjà connu d’Avicenne (XIe siècle), de Rufus d’Éphèse (IIe siècle), et même d’Hippocrate (IVe siècle avant notre ère). Le dossier est clos: ni Colombo ni Fallopio n’ont réellement découvert le clitoris 4.
Un capharnaüm terminologique
Le début est simple : clitoris dériverait du grec kléitoris. Mais c’est vraiment tout ce qu’il y aura de simple, car la suite se complique ad nauseam. Et tout d’abord, d’où vient le terme kléitoris? Selon certains, de kléiô (fermer, enfermer) ou kléis (verrou, clé), le clitoris étant donc considéré comme « gardant l’entrée vaginale » ou comme « enfermé » par les prolongements (frein et prépuce) des petites lèvres. Selon d’autres, de kléitos (illustre, célèbre) 5, comme en témoigne la ville grecque de Kleitoria, célèbre (d’où son nom?) pour sa fontaine, et que l’on dit avoir été fondée par un certain Clitor, fils d’Azan et roi d’Arcadie. Quelques-uns, mais peu suivis, ont avancé que clitoris pourrait dériver de Klitos (pente d’une colline), puisqu’un mont, celui de Vénus, le surplombe?
Il existe également un verbe grec, kleitoriazein, que certains traduisirent par « folâtrer, manier impudiquement les parties obscènes » 6 — son équivalent latin, titillare, « causer une impression agréable », a bien sûr donné le verbe titiller —, quand d’autres ne virent dans kleitoriazein que la pratique d’un jeu « contraire à la pureté des mœurs » 7, c'est-à-dire le lesbianisme.
Et il nous reste encore bien des étrangetés au fond de notre besace lexicologique! Le philosophe grec Plutarque (ca. 46-ca. 125), dans son traité des fleuves 8, appelle « clitoris » une pierre de couleur noire en provenance du Mont Lilée 9. Simple coïncidence sans doute, mais un lieutenant d’Alexandre qui s’appelait Clitosa, était surnommé Mélas, « le Noir ». Clitoris fut aussi une fille de Myrmidon si petite que Zeus devait se transformer en fourmi pour avoir des relations sexuelles avec elle 10. Une des 50 danaïdes, Clité, tua son fiancé qui s’appelait Clitos 11. Un florilège, non exhaustif, pour conclure 12, 13 : le clitoris fut ça et là été mentionné sous les noms de columnella (petite colonne, chez Hippocrate), albatra ou virga (albâtre ou petite branche mince, chez Avicenne), amoris dulcedo (douceur de l’amour, chez Albucasis), Schamzünglein (petite langue de la pudeur, chez Casserius), ou Weibesrut (queue de la femme, chez Ryff).
De quoi y perdre son latin, ainsi que son grec…
Notes
1 Andahazi F. (1997) El Anatomista. Buenos Aires, Planeta (traduction française : L’Anatomiste. Paris, Robert Laffont, 1998).
2 Sims C. (1997) Sex and the Argentines : The Anatomy of a Scandal. New York Times, May 17.
3 Colombo R. (1559) De re anatomica libri XV. Venetiis, ex typographia Nicolai Bevilacquae, p. 243.
4 Mandressi R. (2003) Le regard de l’anatomiste. Dissection et invention du corps en Occident. Paris, Seuil, pp. 7-11, 12-13.
5 Kléitos (illustre) a pour proche parent terminologique Kléos (la renommée), d’où l’origine du nom Cléopâtre : « d’un illustre (Kléos) père (Pátra) ».
6 Diemerbroeck I. van (1695) L’anatomie du corps humain. Lyon, Anisson & Posuel, vol. 1, p. 336.
7 Moreau J.L. (1803) Histoire naturelle de la femme. Paris, L. Duprat, Letellier et Comp., tome premier, deuxième section, pp. 624-625.
8 Mély F. de (1892) Le traité des fleuves de Plutarque. Revue des Études Grecques 5 (19) : 327-340.
9 Dulaure J.A. (1805) Des cultes qui ont précédé et amené l’idolâtrie ou l’adoration des figures humaines. Paris, Fournier Frères, p. 134.
10 Moréri L. (1759) Le grand dictionnaire historique. Paris, chez les Libraires associés, vol. 3, p. 770.
11 Jacobi E. (1863) Dictionnaire mythologique universel. Paris, Firmin Didot Frères, Fils et Cie, p. 111.
12 Hyrtl J. (1880) Onomatologia Anatomica. Geschichte und Kritik der anatomischen Sprache der Gegenwart. Wien, Wilhelm Braumüller, pp. 122-123.
13 Hyrtl J. (1884) Die alten deutschen Kunstworte der Anatomie. Wien, Wilhelm Braumüller, p. 184.
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