Trompés par un petit doigt

   Régis Olry, professeur titulaire, Département d’anatomie 

En 1834, d’étranges empreintes fossilisées — ce que les professionnels appellent des ichnites — sont découvertes en Thuringe, un Land situé au centre de l’Allemagne. Datées du Trias, soit âgées d’environ 245 millions d’années, de quelle espèce animale ces traces témoignent-elles? Les paléontologues se mettent donc au travail.

Un nouveau dinosaure et ses drôles d’empreintes

Le naturaliste allemand Johann Jakob von Kaup (1803-1873) s’intéresse à ces traces et, dès 1835, écrit : « Da das Thier bis jetzt noch neu ist, habe ich es Chirotherium Barthii genannt » ¹ : Chirotherium signifie en grec « main mammalienne », Barthii car c’est un graveur du nom de Barth qui serait le premier à en avoir dessiné les empreintes ². Empreintes qui, cela ne saurait échapper même au plus amateur des paléontologues en herbe, ont deux particularités tout aussi flagrantes que surprenantes : d’une part elles ressemblent étrangement à des mains simiesques ou même humaines (d’où l’étymologie du terme Chirotherium mentionnée ci-dessus), d’autre part — et c’est là que se situe l’énigme —, le pouce semble être toujours en position latérale, tant pour les pattes de devant que pour celles d’en arrière. Or, comme nous le rappelle fort justement le paléontologue Philippe Taquet : « Chez tous les vertébrés actuels, le pouce est bien évidemment en position interne, que ce soit chez un triton, chez un lézard ou chez un ours. Et si vous vous placez vous-mêmes à quatre pattes, vous constaterez aisément que cela s’applique aussi au primate que vous êtes » ³.

Dans cette véritable « foire » ⁴ que constitue le monde des dinosaures, à quoi pouvaient donc ressembler les mains et les pieds du Chirotherium? ^{5, 6}

Empruntes de pas du Chirotherium storetonense (main en haut, pied en bas), Helsby Sandstone, près de Liverpool.

Un pouce bien mystérieux

Les hypothèses vont bon train. Certains évoquent l’existence d’une excroissance cutanée au niveau du cinquième doigt, mais l’hypothèse la plus surréaliste va venir d’un éminent paléontologue, ainsi que spécialiste reconnu en anatomie comparée, Sir Richard Owen (1804-1892). Oui, celui-là même qui avait créé en 1842 le terme « dinosaure ». Owen explique en ces termes la raison pour laquelle le pouce du Chirotherium se situe toujours en position externe : « [Il] imagina que l’auteur de ces traces devait marcher en croisant les pattes! […] un animal avançant en posant ses pattes gauches du côté droit et ses pattes droites du côté gauche » ⁷. On imagine sans peine cette pauvre bête se faire à elle-même des crocs-en-jambe et se casser la figure à chaque pas! Le ver serait-il dans le fruit de l’Évolution?

Il faudra encore attendre quelques années pour lever le voile sur ce mystère : c’est seulement en 1925 que le géologue et paléontologue allemand Wolfgang Soergel (1887-1946) démontrera, en à peine 78 pages, que ce soi-disant pouce était en réalité un authentique petit doigt ⁸. La découverte, une quarantaine d’années plus tard, d’un squelette de Thécodonte ⁹ par le paléontologue Bernard Krebs (1934-2001) va définitivement clore le débat ¹⁰ : un « gros » petit doigt avait effectivement trompé tout le monde…

L’acteur suédois Warner Oland (1879-1938) l’avait bien, dans le film américain de 1935 Charlie Chan in Egypt : « La théorie est comme la buée sur les lunettes. Elle obscurcit les faits ».

Notes

1 « Comme l’animal est encore nouveau à ce jour, je l’ai nommé Chirotherium Barthii » : Kaup J.J. (1835) Über Thierfährten bei Hildburghausen. Neues Jahrbuch für Mineralogie, Geologie und Paläontologie, p.328.

2 Huot J.-J.-N. (1839) Nouveau cours élémentaire de géologie. Paris, Librairie encyclopédique de Roret, vol. 2, p. 286.

3 Taquet P. (1994) L’empreinte des dinosaures. Paris, Odile Jacob, p. 115.

4 Gould S.J. (1993) La foire aux dinosaures. Paris, Seuil.

5 Bowden A.J., Tresise G.R., Simkiss W. (2010) Chirotherium, the Liverpool footprint hunters and their interpretation of the Middle Trias environment. Geological Society (Special Publications) 343: 209-228.

6 Swinton W.E. (1961) The History of Chirotherium. Geological Journal 2 (3): 443-473.

7 Taquet P., id., ibid. Richard Owen publia même cette étrange hypothèse en 1855.

8 Soergel W. (1925) Die Fährten der Chirotheria. Jena, Fischer.

9 Type de reptile fossile ressemblant aux crocodiles.

10 Krebs B. (1965) Ticinosuchus ferox nov. gen. nov. sp. Ein neuer Pseudosuchier aus der Trias des Monte San Giorgio. Schweizerische paläontologische Abhandlungen 81 : 1-140.