Crâne, tibias, pirates et héraldique

   Régis Olry, professeur titulaire, Département d’anatomie 

Début juillet 1700, au large de Santiago de Cuba. Le pirate français Emmanuel Wynne (1650-1700) s’apprête à attaquer le navire britannique HMS Poole commandé par le capitaine John Cranby. Pour la première fois dans l’Histoire de la piraterie est hissé le drapeau noir à tête de mort et tibias croisés ¹ : le terrible Jolly Roger ² vient de naître.

Un crâne et deux tibias. Voilà de quoi susciter la curiosité de l’anatomiste : l’héraldique, ou science du blason, a-t-elle eu recourt à des pièces de squelette au cours de sa longue histoire? Oui, mais très rarement car même Hiérosme de Bara (ca. 1540-ca. 1600) n’en fait aucune mention dans son traité ³.

Un crâne sur un blason

Ottfried Neubecker en montre un exemple extrait d’un recueil britannique : un crâne tenant horizontalement entre ses dents une chandelle allumée à ses deux extrémités ⁴. Sans doute la Mort menaçant ceux et celles qui « brûlent la chandelle par les deux bouts ».

Un autre exemple se trouve dans les Saintes Écritures : ce sont les armes (imaginaires) du fils de Nabuchodonosor II, Ewil-Merodak, qui régna sur Babylone de 561 à 560 av. J.-C. ⁵ : « De sable, à la tête de mort au naturel, à la bordure d’argent » (en langage courant : crâne de couleur naturelle sur fond noir bordé de blanc).

Blason imaginaire du roi de Babylone Ewil-Merodak

Des os sur un blason

Le 4 janvier 1643, un jeune garçon vient au monde dans la ferme « médiévale [et] passablement délabrée » ⁶ de Woolsthorpe, près de Grantham, dans le Lincolnshire. Nul besoin de le présenter, il s’appelle Isaac Newton. Curieusement, son blason ne portera pas une pomme mais… deux os croisés ⁷: « De sable (parfois de sinople), à deux os de mort en sautoir » (en langage courant : deux os croisés en X sur fond noir ou parfois vert).

Blason d’Isaac Newton, Manoir de Woolsthorpe

Les os croisés en sautoir sont souvent décrits comme tibias, mais il existe des exceptions : à titre d’exemple, ce sont clairement des fémurs sur les armoiries du polonais von Parsow.Par ailleurs, les deux os peuvent aussi se croiser en « + » et non plus en « x », comme c’est le cas pour le blason de la famille britannique Baines ⁸.

Notes

1 Quelques précisions au sujet de ce drapeau. Il était effectivement à fond noir lorsque le pirate donnait à son adversaire le choix entre se battre et se rendre; mais s’il était rouge, cela annonçait qu’il n’y avait plus de discussion possible et que tout l’équipage allait être massacré. Quant au crâne et aux tibias croisés, ils rappellent la formule du christianisme médiéval Memento mori, « souviens-toi que tu vas mourir », non pas une menace proférée à l’ennemi mais un rappel aux pirates eux-mêmes que, la vie étant courte, il faut en profiter au maximum. En plus du crâne et des os en croix, le drapeau hissé par Emmanuel Wynne portait également un dessin de sablier pour insister sur le temps qui s’écoule et donc la nécessaire rapidité des décisions à prendre.

2 Sans que l’on puisse l’affirmer, il semble que le terme anglais Jolly Roger dérive du français Joli Rouge désignant le drapeau pirate porteur de mort.

3 Bara H. de (1581) Le blason des armoiries. Lyon,  Barthélémy Vincent. Les traités d’héraldique plus récents n’en citent eux non plus aucun exemple : Pautet du Parois J.-J. (1854) Nouveau manuel complet du blason. Paris, Roret; Morin V. (1919) Traité d’art héraldique. Montréal, Beauchemin.

4 Neubecker O. (1977) Le grand livre de l’héraldique. Paris/Bruxelles, Elsevier Séquoia, p. 123.

5 Gérard A.-M. (1989) Dictionnaire de la Bible. Paris, Robert Laffont, p. 365.

6 Gleick J. (2005) Isaac Newton. Un destin fabuleux. Paris, Dunod, p. 1.

7 Boos E. de (2001) Dictionnaire du blason. Paris, Le Léopard d’Or, Fig. 796.

8 Guillim J. (1632) A Display of Heraldrie. London, printed by Richard Badger for Ralph Mab, p. 120.