In articulo mortis

   Régis Olry, professeur titulaire, Département d’anatomie 

Dès la fin de l’année 1790, la Révolution française obligea les ecclésiastiques à prêter serment d’allégeance à la Constitution civile du clergé, serment que le pape Pie VI condamna les 10 mars et 13 avril 1791 comme « hérétique, sacrilège et schismatique » ¹. Malheureusement, certains hommes de Dieu ne résistèrent pas à l’appel des sirènes jacobines, ainsi Arbogaste Martin (1731-1794), sous-principal du collège de Colmar, qui fut élu évêque constitutionnel du Haut-Rhin le 27 mars 1791 ². Rongé de remords dès l’année suivante, il écrivit une lettre de 27 pages qu’il termina par cette supplique : « J’invite les bonnes âmes à prier Dieu pour ma conversion in articulo mortis. » ³.

In articulo mortis, c'est-à-dire à l’article de la mort. Tout anatomiste ne manquera pas dès lors de s’interroger sur la nature du lien qui semble exister entre un article et une articulation.

L’extrême onction, in articulo mortis. Pietro Antonio Novelli, 1779

Un lien de nature sémantique?

Oui, car le terme « article » est tout bonnement un ancien synonyme d’articulation ⁴. Apparu probablement en 1363 sous la plume du célèbre chirurgien français Guy de Chauliac (ca. 1298-1368), il est encore mentionné avec cette acception dans le Larousse du XX^e siècle ⁵ ainsi que dans quelques dictionnaires ⁶,  alors qu’il a depuis longtemps disparu de tous les traités d’anatomie, même les plus conservateurs.

Un lien de nature étymologique?

Les Anciens distinguaient deux types d’articulations : l’arthron et la symphyse ⁷. C’est le terme grec arthron qui nous intéresse aujourd’hui. Il signifie bien sûr « articulation » (dans son sens anatomique), mais aussi « articulation de la voix », et même « article de grammaire » ⁸. Arthron dérive de arhô, primitif de arariskô qui signifie « s’adapter, s’ajuster, convenir à » ^{9, 10} : l’arthron a donc pour vocation de réunir deux objets ou concepts faits pour l’être.

Du grec arthron a été formé le mot latin artus, « articulation ou rameau d’un arbre » ¹¹, auquel est adjoint le diminutif –ule ¹² pour donner articulus. Nous noterons en passant que le terme articulation signifie donc étymologiquement petite articulation…

Résumons-nous

Une articulation sépare l’os qui est juste en amont de celui qui est juste en aval. Tout comme l’article de la grammaire qui sépare, par exemple, le verbe du complément d’objet direct. Tout comme un discours bien articulé qui enchaîne distinctement les différents mots ou concepts successifs.

Mais alors pourquoi in articulo mortis? À l’article de la mort, donc tout juste avant qu’elle ne survienne. Une « articulation » entre vie et trépas.

Notes

1 Cousin B., Cubells M., Moulinas R. (1989) La pique et la croix. Histoire religieuse de la Révolution française. Paris, Éditions du Centurion, p. 141.

2 Véron-Réville A.-A. (1865) Histoire de la Révolution française dans le département du Haut-Rhin 1789-1795. Colmar, Barth et Held-Baltzinger, p. 54.

3 Lettre écrite par Arbogaste Martin, évêque constitutionnel du Haut-Rhin, en février 1792. In : Heitz F.C. (1865) La Contre-Révolution en Alsace de 1789 à 1793. Strasbourg, Frédéric-Charles Heitz, p. 276.

4 Zylberstein  J.-C. (1996) Dictionnaire des mots rares et précieux. Paris, Éditions 10/18, p. 19.

5 Augé P. (Ed.) (1928) Larousse du XX^e siècle. Paris, Larousse, vol. 1, p. 371.

6 Chatelain É. (1962) Dictionnaire Français-Latin. Paris, Hachette, nouvelle édition, p. 104.

7 Allouel M. (1776) Explication des mots d’usage en anatomie et en chirurgie. Paris, Rémont, p. 113.

8 Joubert J. (1738) Dictionnaire François et Latin tiré des auteurs originaux et classiques. Lyon, Declaustre, 5^ème édition,  pp. 96-97.

9 Tarin P. (1753) Dictionnaire anatomique. Paris, Briasson, p. 14.

10 Pessonneaux É. (1959) Dictionnaire Grec-Français. Paris, Eugène Belin, 29^e édition, p. 195.

11 Gaffiot F. (1989) Dictionnaire latin-français. Paris, Hachette, p. 71.

12 Bossy J. (1999) La grande aventure du terme médical. Filiation et valeurs actuelles. Montpellier, Sauramps Médical, p. 369.