Régis Olry, professeur titulaire, Département d’anatomie
Le fameux nombre π
S’entraîner à réciter de mémoire le plus grand nombre de décimales du nombre π est une activité qui ne manque curieusement ni d’adeptes, ni donc d’émulation. Le mathématicien canadien Simon Plouffe est entré dans le Livre Guiness des records en 1975 avec 4096 décimales, record pulvérisé depuis par un compétiteur capable de réciter plus de 42 000 décimales de π 1. Nous ne discuterons pas la légitimité de connaître un tel nombre de décimales 2 mais, pour ceux ou celles qui ne sont pas gratifiés d’une mémoire d’éléphant, la poésie peut être d’un précieux secours. Prenons l’exemple du quatrain suivant :
Que j’aime à faire apprendre un nombre utile aux sages!
Immortel Archimède, artiste, ingénieur,
Qui de ton jugement peut briser la valeur
Pour moi ton problème eut de sérieux avantages. 3
En comptant le nombre de lettres dans chaque mot, on obtient 3,141592653589793238462643383279, c'est-à-dire les 31 premiers chiffres du nombre π. Ne cherchons pas la conclusion de ce poème car π étant irrationnel 4, le nombre de ses décimales est infini, tout comme devrait donc l’être le nombre des vers à mémoriser 5.
Anatomistes mais aussi poètes
L’un n’empêche effectivement pas l’autre, comme le démontre Achille Chéreau tout au long des 552 pages de son livre 6. Dans cette liste des successeurs de Vésale qui craquent de temps à autre pour la muse Calliope, citons Guillaume Carré 7, Claude Bimet 8, Noël Vallant 9, Scipion Abeille 10 et Charles Spon 11.
Page de titre des Quatrains anatomiques de Claude Bimet (1664 |
Un exemple de poésie anatomique nous est donné par Allouel en 1776, permettant de mémoriser de façon très imagée les fonctions respectives des différents nerfs crâniens connus à cette époque 12 :
Le plaisir des parfums nous vient de la première;
La seconde nous fait jouir de la lumière;
La troisième à nos yeux donne les mouvements;
La quatrième instruit du secret des Amans;
La cinquième parcourt l’une et l’autre mâchoire;
La sixième nous peint le mépris & la gloire;
La septième connaît les sons & les accords;
La huitième au-dedans fait jouer les ressors;
La neuvième au discours tient notre langue prête;
La dixième enfin meut & le col & la tête.
Poésie ou moyen mnémotechnique?
Antoine-Augustin Bruzen de la Martinière, un des traducteurs des aphorismes de l’École de Salerne, écrivait au XVIIIe siècle : « les vers ont l’avantage d’être retenus plus facilement que la prose » 13. Peut-être la poétique Calliope doit-elle en effet partager ses succès avec sa mère Mnémosyne, déesse de la Mémoire, car si s’émerveiller est une chose, apprendre et retenir peut en être une autre. Poésie ou moyen mnémotechnique? La fille Calliope ou la mère Mnémosyne? Tel le révolutionnaire Camille Desmoulins qui, tombé amoureux à la fois de la fille Lucille et de la mère Anne-François-Marie Duplessis 14, optera finalement pour la fille.
Nous aussi nous choisirons la fille, mais celle qui se nomme Calliope.
Notes
1 Delahaye J.-P. (1997) Le fascinant nombre π. Paris, Belin, p. 139.
2 Pour les curieux, précisons qu’avec seulement 39 décimales après la virgule, on peut calculer, au rayon d’un atome d’hydrogène près, la circonférence d’un cercle qui embrasserait la totalité de l’univers connu. Voir Bellos A. (2011) Alex au pays des chiffres. Une plongée dans l’univers des mathématiques. Paris, Robert Laffont, p. 169.
3 Delahaye J.-P., op. cit., p. 24.
4 L’irrationalité du nombre π a été démontrée en 1761 par le mathématicien et philosophe Johann Lambert (1728-1777).
5 Le 2 octobre 2014, le nombre de décimales calculées a atteint 13 300 000 000 000, et ce record est sans doute battu depuis! Voir Delahaye J.-P. (2016) Mathématiques et mystères. Paris, Belin, p. 81.
6 Chéreau A. (1874) Le Parnasse médical français ou dictionnaire des médecins-poètes de la France. Paris, Delahaye.
7 Quarre G. (1638) Myographia Heroico versu explicata. Lutetiae Parisiorum, Impresis Authoris.
8 Bimet C. (1664) Quatrains anatomiques des os et des muscles du corps humain : ensemble un discours de la circulation du sang. Lyon, Marc-Antoine Gaudet.
9 Vallant N. (s.d.) La Miologie ou méthodique description des muscles du corps humain (manuscript 17057 de la Bibliothèque nationale).
10 Abeille S. (1685) Nouvelle histoire des os selon les anciens et les modernes enrichie de vers. Paris, R. Chevillion.
11 Spon C. (1685) Myologia heroico carmine expressa. In: D. Leclerc et J.-J. Manget, Bibliotheca anatomica, Geneva, Joannis Anthonii Chovet, vol. 2, pp. 584-597.
12 Allouel M. (1776) Explication des mots d’usage en anatomie et en chirurgie. Paris, Rémont, p. 94 (la correspondance entre les numéros du poème et la nomenclature actuelle est la suivante : 1 = I, 2 = II, 3 = III, 4 = IV, 5 = V, 6 = VI, 7 = VIII, 8 = X, 9 = 12, 10 = nerf suboccipital).
13 Cité par Olry R., Haines D.E. (2012) Is Poetry a Disease of the Brain, as Alfred de Vigny Said? J. Hist. Neurosci. 21: 228-231.
14 Arnaud R. (1928) La vie turbulente de Camille Desmoulins. Paris, Plon, p. 5.
Suggestion de lecture
Saban R. (1988) La poésie dans les traités d’anatomie au XVIIe siècle. Histoire des Sciences 27-54.
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