Régis Olry, professeur titulaire, Département d’anatomie
Bernhard Siegfried Albinus, « ohne Zweifel der hervorragendste Forscher seiner Zeit » (« sans doute le plus grand scientifique de son temps ») 1, est né le 24 février 1697 à Frankfurt-am-Oder. Fils prodige du professeur de médecine Bernhard Albinus (1653-1721), il entre à l’Université de Leyden à l`âge de 12 ans, est reçu docteur en médecine vers 21 ans 2, et hérite de son père la chaire d’anatomie et chirurgie à 24 ans. Toute sa vie est dès lors presque exclusivement consacrée à l’étude de l’anatomie humaine, avec une prédilection marquée pour l’ostéologie et la myologie. Certains de ses traités 3 figurent indiscutablement parmi les plus grands chefs-d’œuvre de l’anatomie du XVIIIe siècle. Bernhard Siegfried Albinus meurt à Leyden le 9 septembre 1770 4.
Le fameux rhinocéros
L’ouvrage qui nous concerne ici est celui de 1747 5. Parmi les superbes planches gravées par l’artiste Jan Wandelaar (1690-1759) 6 s’en trouve une représentant quelques muscles profonds — iliopsoas, carré pronateur, subscapulaire — sur un gracieux squelette vu de face et, derrière lui, un puissant rhinocéros vu de trois quarts avant 7. Que vient-il faire là?
S’agirait-il d’un très subtil clin d’œil au patronyme Albinus, traduction latine du vrai nom de famille de l’anatomiste qui était Weiss (blanc en allemand), en représentant un rhinocéros, blanc lui aussi? Aucunement, et de plus rappelons que les rhinocéros dits blancs, tout comme ceux dits noirs, sont en réalité gris foncés. Alors d’où vient cet animal? 8
Planche IV de la série « Muscles » (1747).
Je vous présente Clara
Ce rhinocéros est une femelle prénommée Clara, née vers 1738 en Inde. Sa mère étant tombée sous les balles de chasseurs, la jeune Clara — elle a un mois à peine — est adoptée par un certain Jan Albert Sichterman, directeur de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales. En 1740, celui-ci la cède à Douwe Mout van der Meer (1705-1758), capitaine du navire Knappenhof, qui accoste à Rotterdam le 22 juillet 1741, avec à son bord le mystérieux animal 9. Pendant 17 ans, Clara va faire la tournée des grandes villes européennes et être présentée à toute la haute société de l’époque : le roi de Prusse Frédéric II, l’Impératrice Marie-Thérèse (la mère de Marie-Antoinette), le roi de Pologne Auguste III, le roi de France Louis XV, le célébrissime naturaliste Buffon, le peintre Jean-Baptiste Oudry (qui en fait un portrait inclut dans la Grande Encyclopédie de Diderot et d’Alembert), et bien d’autres encore.
Probablement fatiguée de cette célébrité inattendue et des voyages qui en étaient le corollaire, la pauvre Clara s’éteint à Londres le 14 avril 1758. Certains prétendent que ses ossements se trouvent encore à ce jour dans un musée londonien non identifié…
Notes
1: Hirsch A. (1884) Biographisches Lexicon der hervorragenden Aerzte aller Zeiten und Völker. Wien und Leipzig, Urban & Schwarzenberg, vol. 1, p. 93.
2 Il n’eut même pas à soutenir une thèse, mais simplement à donner une leçon inaugurale, imprimée sous le titre Oratio inauguralis de anatome comparata, publiée en 1719 à Leyden par H. Mulhovium.
3 Albinus édita également certaines œuvres d’illustres prédécesseurs : les Opera omnia anatomica de Vésale en 1725, l’Exercitatio anatomica de motu cordis de William Harvey en 1736, les Opera omnia anatomica de Fabrice d’Aquapendente en 1737, et les Explicatio tabularum anatomicarum de Bartholomeus Eustache en 1744.
4 Roberts K.B., Tomlinson J.D.W. (1992) The Fabric of the Body. European Traditions of Anatomical Illustration. Oxford, Clarendon Press, pp. 320-339.
5 Albinus B.S. (1747) Tabulae sceleti et musculorum corporis humani, cum explanatio... Leyden, 1747, Prostant apud Joannem & Hermannum Verbeek.
6 Jan Wandelaar avait été l’élève de Johannes Jacobsz Folkema (?-1735), Gilliam van der Gouwen (1640?-1720?), et Gérard de Lairesse (1641-1711). Voir Wolf-Heidegger G., Cetto A.M. (1967) Die anatomische Sektion in bildlicher Darstellung. Basel, New York, S. Karger, p. 220.
7 Une autre planche met en scène les deux mêmes « acteurs », mais cette fois le squelette est vu de dos, et le rhinocéros de trois quarts arrière.
8 L’anatomie comparée nous révèle au premier coup d’œil que ce rhinocéros vient d’Asie (excluant toutefois Sumatra), car il n’a qu’une seule corne sur le nez (les rhinocéros d’Afrique et de Sumatra en portent deux l’une derrière l’autre).
9 Le rhinocéros était encore assez mal connu des Européens, malgré la présence documentée d’une bonne quinzaine de spécimens exposés sur le vieux continent dès l’an 263 avant J.-C., dont celui représenté par Conrad Gesner (Gesner C. [1669] Thier-Buch. Frankfurt am Mayn, In Verlegung Wilhelm Gerlin, pp. 304-306).
Suggestions de lecture
Ridley G. (2004) Clara’s Grand Tour : Travels with a Rhinoceros in Eighteenth-century Europe. New York, Atlantic Monthly Press.
Rookmaaker L.C. (1973) Captive rhinoceroses in Europe from 1500 until 1810. Bijdragen tot de Dierkunde 43: 39-63.
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