Régis Olry, professeur titulaire, Département d’anatomie
Quelle peut bien être la plus célèbre des pommes? Les adeptes du surréalisme voteront pour la gigantesque pomme verte de René Magritte, les mathématiciens et les nostalgiques de Blanche-Neige choisiront la pomme empoisonnée d’Alan Turing, les femmes de goût éliront la pomme rouge de Nina Ricci, les férus de mythologie argumenteront en faveur de la pomme en or des Hespérides, et les physiciens pointeront du doigt celle qui serait tombée sur la tête du grand Newton alors qu’il réfléchissait dans le verger de la ferme de Woolsthorpe 1.
Mais nous sommes ici entre anatomistes : ce sera donc la pomme d’Adam 2.
La pomme d’Adam biblique
Tout commence par une erreur ô combien répétée, celle qui consiste à imaginer Adam croquer la pomme que lui tend langoureusement Ève. Erreur, disions-nous, car à aucun moment la Bible ne fait mention d’une pomme, se contentant d’interdire de manger le « fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal » 3. La nature du fruit n’étant pas imposée par le scénario, chacun y voit ce qu’il veut y voir : une figue pour Michelange 4, un Citrus lumia pour Jan van Eyck 5, des fruits non identifiables « moitié jaunes, moitié noirs » 6 pour d’autres. Mais quel qu’ait été l’objet du délit — ou plus exactement du péché —, la fatale croquée nous explique pourquoi « Paradise has been mislaid » 7. Certains, mieux renseignés ou moins scrupuleux quant à leurs sources, assurent même que c’est en voyant Ève toute nue que le pauvre Adam faillit s’étouffer, le morceau de pomme « lui resta[nt] en travers de la gorge » 8.
Punition donc, mais pourquoi sur le dos d’une pomme? Peau lisse et forme ronde « qui miroite sur les joues comme une pomme frottée » 9, le fruit est roi, ou plutôt reine, et symbolise « la femme totale » 10. La déesse Pomona, malgré l’ostensible allusion de son patronyme, règne sans préférence sur tous les fruits.
Le malheur de la pomme réside en fait dans les origines latines de son nom. Car si le latin populaire la nomme tout simplement « poma » 11, le Jésuite et lexicographe Joseph Joubert nous apprend qu’au XVIIIème siècle, pomme se traduisait aussi par « malum », ce qui bien sûr signifie aussi « le mal » 12. Tout pour faire de la pomme un fruit défendu! Et ce ne serait donc pas un hasard si l’os zygomatique, responsable des pommettes, s’appelait jadis l’os malaire.
Adam et Ève, par Lucas Cranach (1526).
La pomme d’Adam anatomique
Nous ignorons le nom de celui qui créa cette métaphore. Absente de la plupart des textes du XVIème siècle, elle semble déjà classique au cours des deux siècles suivants : « Pomum Adami » chez Thomas Bartholin, 1677 13, « Pomo Adami » chez Philipp Verheyen, 1710 14, et de nouveau « Pomum Adami » chez Pierre Tarin 15.
À défaut d’en identifier le créateur, l’anatomiste hollandais Isbrand van Diemerbroeck rappelle avec un brin d’ironie l’origine de la métaphore : « Pomme d’Adam, parce que le vulgaire 16 s’est imaginé que le morceau de la pomme fatale qu’Adam voulut manger, resta, par punition divine, en son gosier, ce qui fit étendre & avancer en dehors [i.e. en avant, N.d.A.] ce cartilage, & que cet avancement ou protubérance est passé en ses descendants comme par héritage » 17. La pomme d’Adam, devenue Prominentia laryngea en 1895, serait donc une avancée du cartilage que l’on nomme depuis thyroïde. C’est effectivement ce que confirme la Terminologia Anatomica 18, bien que toutes les nomenclatures anatomiques officielles précédentes aient décrit sous ce nom le relief visible à la face antérieure du cou, et non pas une région du cartilage thyroïde 19.
Mais n’en faisons pas une pomme de discorde.
Notes
1 Gleick J. (2005) Isaac Newton. Un destin fabuleux. Paris, Dunond, p. 51. Bien sûr, cette anecdote reste hypothétique.
2 Un autre exemple de pomme anatomique, le terme allemand « Augapfel » (littéralement « pomme de l’œil ») qui signifie aujourd’hui globe oculaire, mais qui, au XVIème siècle, désignait autre chose : « Augappfel » dans l’Anatomey de Hans von Gerssdorff de 1528, et « Appfel » (« pomme ») dans le Nomenclator de Hadrianus Junius de 1591, étaient des synonymes non pas de globe oculaire mais de pupille (Hyrtl J. [1884] Die alten deutschen Kunstworte der Anatomie. Wien, Braummüller, p. 93).
3 « De ligno autem scientiae boni et mali ne comedas », Genèse 2, 17. In : D’Allioli J.-F. (1884) Nouveau commentaire littéral, critique et théologique. Avec rapport aux textes primitifs sur tous les livres des divines Écritures. Paris, Louis Vivès, vol. 1, p. 93.
4 Adam et Ève, plafond de la chapelle Sixtine.
5 Mangin L. (2013) La pomme d’Adam est un citron. Pour la Science 425 : 86-87.
6 Kelen J. (1985) Les femmes de la Bible. Paris, Albin Michel, p. 16.
7 Russell J.B. (2006) Paradise Mislaid. How We Lost Heaven—and How We Can Regain It. Oxford, Oxford University Press, p. 1.
8 Lair M. (1990) Les bras m’en tombent! Anthologie des expressions populaires relatives au corps. Paris, Acropole, p. 115.
9 Colette S.G. (1922) La maison de Claudine. In : Colette (1989) Romans, récits, souvenirs (1920-1940). Paris, Robert Laffont, vol. 2, p. 241.
10 Hennig J.-L. (2016) Dictionnaire littéraire et érotique des fruits et légumes. Paris, Pocket, p. 562.
11 Au début du deuxième millénaire, le mot pomme ne s’écrivait qu’avec un « m » (Greimas A.J. [1969] Dictionnaire de l’ancien français jusqu’au milieu du XIVème siècle. Paris, Larousse, p. 501).
12 Joubert J. (1738) Dictionnaire françois et latin. Lyon, Henry Declaustre, cinquième édition, p. 890.
13 Bartholin T. (1677) Anatome quartum renovata. Lugduni, Sumpt. Joan. Ant. Huguetan, & Soc., p. 443.
14 Verheyen Ph. (1710) Corporis humani anatomiae. Bruxellis, Apud t’Serstevens, editio secunda, p. 185.
15 Tarin P. (1752) Dictionnaire anatomique suivi d’une bibliothèque anatomique et physiologique. Paris, Briasson, p. 88.
16 Rappelons que l’adjectif « vulgaire » est étymologiquement synonyme de « populaire, qui concerne le commun des hommes », d’où le terme de vulgarisation, scientifique par exemple.
17 Diemerbroeck I. van (1695) L’anatomie du corps humain. Lyon, Anisson & Posuel, vol. 2, p. 180.
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