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LES MÉTIERS DE MES ANCÊTRES  
par Gilles Grondin
 
L'action du présent texte se situant à l'époque féodale, l'auteur s'est efforcé d'utiliser des mots qui sont apparus durant le Moyen Âge. Vous y retrouverez, en plus des définitions des mots rares, l'historique de plusieurs mots usuels. N'hésitez pas à vous attarder même sur les mots que vous connaissez. Votre curiosité pourrait être récompensée...  
 
À ma muse, Danielle, qui m'a tiré de ma muse.  
 
Par une pénible journée d'hiver, alors que la froidure m'avait contraint à me terrer à l'intérieur de mon nid protecteur, je m'efforçais de meubler mes heures de façon profitable. Furetant à la recherche de mes origines, je ne pus m'empêcher d'ébaucher un large sourire lorsque je découvris que j'étais loin d'être le premier représentant de mon lignage à avoir pataugé dans la gadoue. Pierre, un de mes ancêtres, avait en effet occupé la fonction très convoitée de maître gadouard. Au Moyen Âge, ce poste suscitait l'envie car moult privilèges y étaient rattachés. Le maître gadouard se voyait octroyer une vaste parcelle, à l'extérieur de l'enceinte du bourg il va sans dire, sur laquelle il avait l'usufruit sans redevance aucune. De plus, le fruit de ses collectes lui appartenait en propre et quiconque se hasardait à lui en dérober ne fût-ce qu'une infime part encourait un châtiment exemplaire. Le chanci obtenu par la métamorphose de cette matière rancie permettait à ses fils étaliers d'offrir, tant aux manants qu'aux bourgeois, les plus beaux légumes de toute la banlieue en plus du fruit de la chenevière la plus productive qui fût.  
 
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Même s'il y avait déjà belle lurette que Carolus Magnus avait eu cette idée folle, un jour, d'instaurer l'école, au XVe siècle la masse de la populace était toujours analphabète. Ce n'était pas le cas de Jean, descendant direct de Pierre. Fait inusité pour un plébéien, il savait lire, écrire, et surtout, il savait bien compter, comme tous ses frères et soeurs d'ailleurs. Ce trésor leur venait de leur aïeule paternelle, seule survivante du saccage et du pillage de la chaumière pitoyable de sa famille. Ses parents avaient en effet vu sourdre un bon matin une bande de brigands qui avaient occis toute la maison, oubliant le bébé qui reposait dans son ber. Un moine mendiant, qui passait par là deux jours plus tard, avait perçu des pleurs dans les déblais. Il avait recueilli la miraculée, étonné que les loups ne l'aient point dévorée, et l'avait menée à la matricule la plus rapprochée. Ne pouvant s'occuper d'un nourrisson, les marguilliers avaient de ce pas remis la fillette au couvent avant d'aller prendre une fillette pour se remettre de leurs émotions. Les nonnes, ébahies qu'elle ait pu échapper à un trépas assuré, l'avaient élevée et instruite. Les moniales en avaient fait une véritable érudite. Consciente du trésor inestimable qu'elle possédait, l'ancêtre s'était fait un devoir de le léguer à sa progéniture, sachant bien qu'il s'agissait là de la seule fortune dont aucun maître ne puisse vous dessaisir.  
 
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Jean était regardé comme loup blanc par les perceveurs qui n'avaient pas manqué de faire mention à leur maître de ce fachier qui versait à chaque occasion son champart sans maugréer, avec célérité et grande précision. Nul besoin d'admonition avec ce vassal hors du commun si différent de ses rudes et hargneux congénères qui vociféraient et grommelaient souvent des injures menant parfois même à leur saisissement. Tous lui reconnaissaient une droiture exemplaire. Jamais il n'avait tenté la moindre bèflerie ni la moindre félonie. Il ne s'était jamais livré à aucune forfaiture. Ses paiements n'accusaient jamais le moindre retard et toujours il exigeait quittance. Il lisait attentivement le précieux écrit, ne manquait jamais de dénoter et de faire corriger la moindre erreur s'il s'en trouvait une, puis le posait soigneusement dans l'un des nombreux dossiers qui se trouvaient à l'intérieur de son humble demeure, se disant chaque fois que cette situation misérable ne pouvait perdurer. Véritable engingneur, il possédait quelques curieux engins de sa conception pour alléger son labeur. Il avait même créé à l'âge de 15 ans, un age qui avait retourné le travail des laboureurs.  
 
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Un jour qu'il cherchait un homme de confiance, le seigneur manda Jean au château. Quittant son logis de bon matin, ce dernier s'y présenta dès le lendemain matin, nullement impressionné par les deux mâtins allongés près du trône de son hôte qui le fit seoir à sa table afin, dit-il, de lui faire une proposition qui, à son avis, lui seyait bien. Jean n'était point babillard contrairement à la légion des badauds. Son insigne sapience lui fit reconnaître d'emblée la bonne affaire lors d'une discussion sans cautèle ni billevesées et il ne barguigna point avant d'accepter de bailler la charge qui lui était offerte. Il aimait les situations claires et avait exposé droitement à son seigneur, sans paraboles ni palabres, qu'il entendait traiter tous les vassaux avec la même probité que celle qu'il lui avait toujours démontrée. Et c'était exactement ce qu'espérait ouïr le maître. Il sut dès lors que les ouï-dire concernant Jean étaient véridiques et qu'il avait fait le bon choix car bien qu'il ne fut point gentil, Jean n'en était mie moins droit.  
 
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Jean devenait donc le responsable du pressoir banal tout neuf, une charge peu banale! Il n'était désormais plus soumis à la banalité mais devenait l'un des responsables de son application. De plus, le cellérier du monastère voisin allait lui enseigner tous les secrets de la conversion du moût en vin et Jean serait aussi le bouteiller de la bastide. Il faisait un bon de géant dans la hiérarchie de son époque. Il ferait maintenant partie de la valetaille du château où le garde-vin jouissait du même prestige que le meunier. Il aurait toujours à user d'intelligence et d'habileté car il devrait tout aussi bien souder le muid qu'actionner le vit du pressoir. Il n'était point valétudinaire, ni égrotant, et non plus cacochyme, et le travail ne lui faisait pas peur. Il était surtout heureux de s'affranchir de son contrat de facherie qui, depuis toujours, ne lui avait laissé qu'une maigre pitance, comme à tous ses voisins, même s'il n'avait jamais ployé sous le faix. Malgré les apparences, son seigneur était juste et bon. Il s'efforçait de bien traiter tous ses serfs. Fait rarissime, ceux-ci étaient même autorisés à chasser pour se nourrir les cerfs qui pullulaient dans la forêt et dévastaient les maigres récoltes. Seule la cruelle pauvreté de son domaine, véritable garrigue, constitué principalement de terres emblavées bordées d'allées de vignes empêchait qu'il appliquât le complant pratiqué sur des terres plus fertiles.  
 
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Jean prisait se gausser et voulu derechef inquiéter sa tendre et naïve Alexandra que cette convocation soudaine avait mise en émoi. Rentrant à la brune, il se composa un visage déconfit pour franchir l'huis de sa pauvrette demeure. Il ne put cependant contenir son égaiement très longtemps et annonça vitement aux siens la nouvelle qui les ébaudit tous. Le lendemain, son Alexandra, ne lui tenant aucune rigueur de l'affolement qu'il lui avait causé la veille, lui offrit même un petit déduit matutinal quasi peccamineux tant elle était heureuse. La nouvelle se répandit incontinent dans la banlieue. Jean n'eut aucun mal à faire fi des brocards des quelques envieux qui prétendaient à qui mieux mieux que la tâche lui messeyait. Toute leur malignité était largement compensée par les appuis de la majorité des fâchers qui venaient le congratuler et voyaient en lui un protecteur qui saurait les traiter avec sollicitude afin de les inciter à se prendre en main pour améliorer leur situation.  
 
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