Par Marie-Eve Monchamp, chercheuse postdoctorale boursière CRSNG aux laboratoires d'Irene Gregory-Eaves et de Melania Cristescu à l'Université McGill.
L’expression « espèces envahissantes » fait frémir les riverains et les gestionnaires de lacs, avec raison. Une fois un envahisseur établi dans un nouveau plan d’eau, il s’avère souvent difficile, voire impossible, de l’éliminer. C’est pourquoi il est primordial de développer des stratégies pour détecter l’intrus avant qu’il ne devienne trop… envahissant. C’est en partie ce que je tente de faire avec une équipe de chercheurs affiliés au Groupe de recherche interuniversitaire en limnologie (GRIL). Comment? En utilisant l’ADN* pour traquer et recenser les espèces envahissantes dans plus de 300 lacs à travers le Canada, et ce, à partir d’un seul prélèvement d’eau par lac.
À l’instar des spécialistes en identité judiciaire qui analysent les traces laissées par un individu sur la scène d’un crime, nous, les écologistes moléculaires, utilisons des techniques basées sur l’ADN afin de valider la présence d’espèces nuisibles dans les cours d’eau. Comme pour tous les êtres vivants, les envahisseurs aquatiques laissent des bouts de leur ADN dans l’environnement, une preuve qui témoigne de leur passage dans un plan d’eau. L’ADN peut se trouver sous forme d’excréments, de salive ou de tissus en décomposition, par exemple. On appelle ces molécules « ADN environnemental » ou « ADNe ».
La méthode novatrice que nous utilisons à l’Université McGill, à Montréal, est appelée « métagénomique environnementale »1,2. Il s’agit d’une approche dite de « séquençage à haut débit », aussi connue sous le nom de séquençage de type « shotgun », qui rend possible l’analyse de dizaines de millions de brins d’ADNe à partir d’un échantillon équivalant à environ une tasse d’eau. Les molécules d’ADN sont d’abord extraites de l’eau pour être « lues » par une machine appelée « séquenceur », puis elles sont assemblées, tels les morceaux d’un casse-tête, par traitement informatique. C’est à partir de ces données que nous pouvons identifier les espèces envahissantes ayant laissé leur ADN dans un milieu.
Une espèce exotique envahissante (EEE) peut être une plante, un animal ou un micro-organisme qui prend d’assaut des milieux qui ne font pas partie de son aire de répartition naturelle. Elle est souvent introduite au pays à notre insu par les eaux de ballast des navires – réservoirs d’eau servant à augmenter la stabilité ou la flottaison des bateaux. L’envahisseur se propage d’un cours d’eau à l’autre porté par les oiseaux migrateurs ou en s’accrochant sur la coque des embarcations de plaisance. Par exemple, au Québec, on pense à la moule zébrée (voir le blogue du GRIL à ce sujet) ou au myriophylle à épi, une plante aquatique utilisée comme décoration d’aquariums. Ces envahisseurs sont de plus en plus présents dans nos lacs, avec des conséquences parfois désastreuses. Les moules bloquent les prises d’eau potable, alors que les plantes aquatiques nuisent aux activités de plaisance. Par ailleurs, le réchauffement climatique pousse ces espèces nuisibles à coloniser de plus en plus de milieux plus au nord, modifiant l’habitat des poissons par exemple.
Qui a dit que remonter le temps était impossible? En plus de servir à étudier la biodiversité dans les cours d’eau en temps réel, la métagénomique environnementale est également utile pour étudier le passé des lacs. On appelle ce champ d’études la paléolimnologie (paléo signifie « ce qui est ancien », et limnologie « étude des eaux intérieures ») ou encore la paléogénomique des lacs. Lors de leur mort, les organismes aquatiques ainsi que l’ADN qui les compose sont entrainés au fond du lac, où ils s’accumulent, éventuellement enfouis sous les couches de sédiment qui se forment au fil du temps. Ainsi, à l’abri de l’oxygène et de la lumière, l’ADNe peut être préservé des centaines de milliers d’années3. Les scientifiques peuvent explorer ces archives temporelles en prélevant une carotte de sédiments au fond du lac : ils analysent l’information génétique qu’elle contient sous forme d’ADNe et peuvent ainsi déterminer quels organismes vivaient dans ce lac, dans le passé. En traçant leur historique, les chercheurs peuvent, entre autres, déterminer quand une espèce envahissante est arrivée dans un cours d’eau et aider à déterminer les conséquences de sa présence, non seulement sur la qualité de l’eau et les plaisanciers, mais aussi sur la santé globale de l’écosystème aquatique.
La métagénomique environnementale est donc une approche extrêmement sensible qui détecte n’importe quel organisme, du microbe microscopique au mammifère géant, et ce, bien après qu’il a quitté la « scène de crime ». Les envahisseurs des lacs n’ont qu’à bien se tenir!
*ADN : Acide désoxyribonucléique, molécule double-brin située dans les cellules vivantes et portant le matériel génétique.
Références :
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Mis en ligne en février 2022
Menaces sur les lacs est un projet du GRIL financé par le Programme DIALOGUE des Fonds de recherche du Québec