Département d'anatomie
Anecdotes anatomiques

Pourquoi lui et pas nous?

Regis   Régis Olry, professeur titulaire, Département d’anatomie 

 

Interrogé, au début des années 1960, par un médecin militaire qui lui demandait pourquoi il avait un ruban attaché autour du gros orteil, le tueur en série américain Gary Heidnik (1943-1999) lui répondit : « Je veux attraper la gangrène. J’espère qu’elle va se propager à travers tout mon corps, afin que je meure » 1. Idée folle sortie de la tête de quelqu’un qui ne l’était malheureusement pas moins.

Étrange entrée en matière, nous en convenons, mais qui nous permet d’introduire le thème de la chronique d’aujourd’hui : le gros orteil.

 

Quatre ignorés…

Depuis que l’humain se tient debout et non plus à quatre pattes — évidence anatomique à défaut de l’être aussi régulièrement dans la sphère sociale —, la main a largement supplanté le pied dans la hiérarchie des importances, tant fonctionnelles que lexicographiques : c’est sans doute la raison pour laquelle les cinq doigts de la main ont depuis longtemps 2 reçu leur carte d’identité : pouce, index, majeur, annulaire et auriculaire.

Nettement moins chanceux, les orteils qui, à part le premier, errent dans l’anonymat le plus absolu, contraints à se contenter d’un simple numéro ou — peut-être pire encore — à être désincarnés sous le nom de « Digitis pedum » 3, ou doigts de pied.

  

223 pied

Le squelette du pied (Ambroise Paré, Cinq livres de chirurgie. Paris, André Wechel, 1572, p. 127).

_______________________________________________________________________________________________________________________________

… pour un nommé

Le premier ou gros orteil fut lui aussi victime d’une assimilation aux doigts de la main : longtemps, on le décrivit effectivement sous le nom de pouce 4. Plus laudatif, il fut également nommé « zehi maista » (maître des orteils) dans un Glossarium du Moyen-âge 5. Mais c’est le terme hallux qui s’est imposé au fil du temps 6.

Que peut bien signifier ce terme? Constatons tout d’abord que la grande variété d’orthographes — Allex (dans le Glossarium Isidori 7) qui devrait plus exactement s’écrire Hallex, Allus ou Hallus — complique singulièrement toute velléité de rigueur étymologique. Précisons toutefois qu’Hallex pourrait dériver du grec allomai (sauter, s’élancer, apte à sauter 8) mais aussi, et peut-être plus probablement, du grec ep’allesthai (bondir sur 9). Mais qui bondit, et sur quoi?

 

C’est l’historien de l’anatomie Joseph Hyrtl (1810-1894) qui soulève une hypothèse 10 : la fréquente déformation du gros orteil connue sous le nom d’hallux valgus correspond à une déviation de cet orteil qui croise, obliquement, la face supérieure du deuxième. Comme si le premier orteil bondissait sur le deuxième.

 

Hypothèse pour le moins audacieuse mais indiscutablement séduisante.

 

 

Notes

1 Bourgoin S. (2014) Serial Killers. Enquête mondiale sur les tueurs en série. Édition définitive. Paris, Bernard Grasset, p. 355.

2 On trouve déjà ces termes dans une version anonyme de l’Ostéologie d’Alexander Monro : Anonyme (1759) Traité de l’ostéologie du corps humain, ou l’histoire des os. Avignon, Veuve Girard, p. 264.

3 Heister L. (1719) Compendium anatomicum. Totam rem anatomicam brevissime complectens. Editio altera. Altorfi et Norimbergae, in Bibliopolio Kohlesiano et Adolphiano, p. 42.

4 Tarin P. (1753) Dictionnaire anatomique suivi d’une bibliothèque anatomique et physiologique. Paris, Briasson, p. 89. Allouel M. (1776) Explication des mots d’usage en anatomie et en chirurgie. Paris, Rémont, p. 23.

5 Cité par Hyrtl J. (1884) Die alten deutschen Kunstworte der Anatomie. Wien, Wilhelm Braumüller, p. 186.

6 Le premier orteil est appelé hallux depuis le début des nomenclatures anatomiques officielles : Donath T. (1960) Erläuterndes anatomisches Wörterbuch. Vergleichende Übersicht der Baseler, Jenaer und Pariser Nomenklaturen, gruppiert nach Organen. Terra Budapest, Verlag Medicina Budapest, p. 40.

7 Martinus M., Graevius J.G. (1698) Lexicon philologicum praecipuae etymologicum et sacrum… Praeterea additur glossarium isidori. Trajecti ad Rhenum, apud Antonium Schouten.

8 Chantraine P. (2009) Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots. Paris, Klincksieck, pp. 60-61.

9 Ranft M. (1995) De masticatione mortuorum in tumulis. Grenoble, Jérôme Million, p. 34 (traduction de l’édition de Leipzig, publiée par Breitkopf en 1725).

10 Hyrtl J. (1880) Onomatologia anatomica. Geschichte und Kritik der anatomischen Sprache der Gegenwart, mit besonderer Berücksichtigung ihrer Barbarismen, Widersinnigkeiten, Tropen, und grammatikalischen Fehler. Wien, Wilhelm Braumüller, pp. 248-249.

 

Pour nous joindre

Département d'anatomie
Pavillon : Léon-Provancher
Local : 3501
Téléphone : 819 376-5011 poste 3584
Télécopieur : 819 376-5039
Site web : www.uqtr.ca/anatomie
Courriel : secretariat.anatomie@uqtr.ca 

logo UQTR