Cléopâtre, Cyrano, Stendhal et les autres

   Régis Olry, professeur titulaire, Département d’anatomie 

Il paraît que le nez de la reine Cléopâtre fut déterminant pour l’avenir de l’humanité. Du moins si l’on en croit le fameux Blaise Pascal (1623-1662) dont la Pensée ¹ numéro 162 se lit comme suit : « Le nez de Cléopâtre : s’il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé » ². Certes à ne pas prendre au premier degré car, à y regarder un peu plus loin que le bout de son nez (!), cette Pensée de Blaise Pascal est une étonnante prémisse de la théorie du chaos. Effectivement, si l’on conçoit — comme l’expliqua en 1972 le météorologue américain Edward Lorenz (1917-2008) — que le battement d’ailes de papillon au Brésil puisse provoquer une tornade au Texas ³, rien ne s’oppose plus à ce que la forme d’un nez si célèbre interfère avec l’humanité pendant les siècles subséquents. Un effet de nez, après tout, vaut bien un effet papillon.

De grands nez classiques

Le journaliste et agrégé de philosophie Frédéric Pagès l’a fort justement observé : « Le nez traverse une période difficile. Les visages modernes ne le supportent plus ni long ni gros » ⁴. Ostracisme qui ne date d’ailleurs pas des temps modernes. À tout seigneur tout honneur, commençons par celui du truculent personnage de théâtre inspiré par l’écrivain Savinien de Cyrano de Bergerac (1619?-1655). Hôtel de Bourgogne, en l’an 1640, on s’apprête à jouer La Clorise, pièce de Balthazar Baro, lorsque Cyrano se met à fustiger vertement l’acteur Zacharie Jacob, le fameux Montfleury. Le vicomte de Valvert s’en prend alors à Cyrano : « Vous… vous avez un nez… heu… un nez… très grand » ⁵. La suite est connue. Peut-être un peu moins, cette réflexion du grand écrivain Stendhal qui avouait piteusement : « C’est mon grand nez qui m’a rendu timide. De bonne heure, mon entourage s’en est moqué » ⁶. Quant à l’épouvantable Jean-Baptiste Carrier (1756-1794), celui-là même qui imposa à Nantes « la Terreur révolutionnaire portée à l’incandescence » ⁷, ses portraits le représentent affublé d’un interminable nez crochu, se voulant corréler l’indiscutable monstruosité comportementale à celle, démontrée fausse depuis, du profil physique. Le nez trahirait-il donc votre personnalité?

Physiognomonie : la « science » des corrélations morphopsychologiques

Johannes Indagine (ca. 1467-1537) dans sa Chiromantia de 1522, Giambattista della Porta (1535-1615) dans sa De Humana Physiognomia de 1586, Charles Le Brun (1619-1690) dans sa Conférence sur la physiognomonie de 1671, et bien d’autres développèrent l’hypothèse d’un lien de cause à effet entre la morphologie — principalement du visage, et donc du nez — et le comportement. Mais c’est probablement le pasteur suisse Johann Kaspar Lavater (1741-1801) qui, par son traité de physiognomonie publié en 1772 ⁹, donna ses lettres de noblesse — ou de roture selon les convictions — à un courant connu depuis sous le nom de lavatérisme.

Différents types de nez selon Johann Kaspar Lavater (Essai sur la physiognomonie. La Haye, Jacques van Karnebeek, 1786, Pl. 38).

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Selon Lavater le nez, qu’il soit grand, petit, aquilin, retroussé, épaté, camus, ou camard, témoigne de votre personnalité. Ainsi, quelques exemples ¹⁰ : « les personnes dont le nez a beaucoup de hauteur […] manifestent ordinairement beaucoup de discernement et de délicatesse », « les nez qui se courbent en haut de la racine conviennent […] à des caractères impétueux », « si les ailes du nez sont bien dégagées et bien mobiles, elles dénotent une grande délicatesse de sentiment », « un nez fort saillant […] annonce(nt) un grand parleur, un homme présomptueux, étourdi et téméraire ».

Nous commencions avec Cléopâtre, terminons avec elle ou plutôt par sa célèbre pyramide nasale. Pyramide car n’oublions pas que Cléopâtre, bien que d’origine macédonienne, fut reine d’Égypte…

Notes

1 Les Pensées de Pascal sont un recueil factice de documents trouvés chez l’auteur après sa mort survenue le 19 août 1662. La première édition, intitulée Pensées de M. Pascal sur la religion et sur quelques autres sujets, fut publiée à Paris par Guillaume Desprez, en 1670.

2 Pascal B. (1949) Pensées. Paris, Nelson Éditeurs, Section II, p. 119.

3 Lorenz E.N. (1972) Predictability : Does the Flap of a Butterfly’s wings in Brazil Set Off a Tornado in Texas? American Association for the Advancement of Science, 139^th meeting (le titre ne fut pas proposé par Lorenz mais par un autre météorologue: Philip Merilees).

4 Pagès F. (1983) Au vrai chic anatomique. Paris, Éditions du Seuil, p. 145.

5 Rostand E. (2000) Cyrano de Bergerac. Paris, L’Aventurine, Acte premier, p. 43.

6 Cité par Boudet J. (1998) Les Mots de l’Histoire. Paris, Larousse, p. 1166.

7 Durand Y. (2002) Préface. In : Brégeon J.-J., Carrier et la Terreur nantaise. Paris, Perrin, p. 7. En une centaine de jours, Carrier ordonna plusieurs milliers de noyades de condamnés (2000 à 5000), sans compter les milliers de prisonniers décédés en la prison du Bouffay.

8 Jaton A.-M. (s.d.) Jean Gaspard Lavater. Lucerne, Lausanne, Éditions René Coeckelberghs.

9 Lavater J.K. (1772) Von der Physiognomik. Leipzig, Weidmanns Erben

10 Cités par Ottin M.J. (1834) Précis analytique et raisonné du système de Lavater sur les signes physiognomoniques. Bruxelles, H. Dumont, pp. 380-386.