Département d'anatomie
Anecdotes anatomiques

Une synecdoque ostéologique de la princesse de Talmont

Regis   Régis Olry, professeur titulaire, Département d’anatomie 

Au deuxième siècle de l’ère chrétienne, le grand médecin Claude Galien 1 (ca. 131- ca. 201) déclara avoir eu « l’occasion d’examiner à loisir des os humains que le courant d’une rivière débordée avait jetés dans un lieu marécageux » 2. Les os, grâce à leur résistance aux pires intempéries et leur quasi indifférence aux siècles qui s’écoulent, sont effectivement les seuls constituants du corps humain à pouvoir braver le temps après la mort : n’a-t-on pas récemment trouvé dans la gorge d’Olduvai, dans le nord tanzanien, une phalange vieille de près de 2 millions d’années 3? Le squelette, complet ou partiel, est donc le plus vieux témoin de la structure du corps humain. Mais ce témoin fut-il toujours compris comme il devrait l’être, ou sa déposition fut-elle parfois interprétée à mauvais escient? Nous avions raconté dans une précédente chronique 4 comment un crâne d’éléphant avait pu jadis accréditer l’existence des Cyclopes de la mythologie. C’est aujourd’hui de géants, au sens large (!), que nous allons parler car « beaucoup n’y croient pas mais certains en ont vu » 5.

 

Des squelettes de géants

Si les géants ont effectivement existé — et il fut une époque où la Bible avait, dans ce domaine comme dans d’autres, force de loi 6 —, on doit par endroit pouvoir en retrouver quelques restes osseux. Effectivement, l’histoire fourmille de ce genre de découverte 7. Pline l’Ancien (23-79) en mentionnait déjà plusieurs dans son Historia naturalis 8, et les exemples se multiplièrent avec les siècles : dans le Dauphiné, la ville de Valence se vantait de posséder les os du géant Bucart (6,85 mètres), surnommé le « Tyran du Vivarais », assassiné par son vassal le comte de Cabillon. En 1509, un gigantesque squelette (le tibia mesurait 1,22 mètre) fut trouvé à Rouen en creusant des fossés sur les terres des Dominicains : une inscription sur la pierre tombale identifiait le géant comme étant le chevalier Riçon de Vallemont. Dans les années 1650, Borel exposait dans son cabinet de curiosités à Castres une scapula de 35 livres. En septembre 1691, un crâne découvert en Macédonie pouvait contenir 95 kilogrammes de blé. Et ce ne sont là que quelques exemples extraits d’une liste tout à la fois interminable et invérifiable.

 

175 Squelette

Photographie, évidemment truquée, d’un squelette de géant découvert (?) dans un chantier à Lille vers le 13 septembre 2014.

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Quelques opinions d’anatomistes

En 1577, un squelette de taille inhabituelle fut découvert aux environs de Lucerne. L’expert consulté, l’anatomiste suisse Félix Platter (1536-1614), conclut que ces ossements étaient bel et bien ceux d’un humain d’au moins 5,80 mètres. Félix Platter est reconnu depuis comme le « père de la médecine légale helvétique » 9, comme quoi la médecine légale eut elle aussi ses moments d’égarement.

En 1613, l’anatomiste Nicolas Habicot (1550-1624) accrédita — difficile de comprendre pourquoi — la nature humaine d’un squelette d’une trentaine de pieds découvert par un certain Jacques Tissot près du château de Langon en Dauphiné. Qui plus est, ce squelette n’était rien de moins que celui du roi Theutobocus, tué par le général romain Caius Marius au deuxième siècle avant notre ère 10. Jean Riolan (1577-1657), par pamphlets interposés, fulmina à juste titre contre ces inepties qui toutefois défrayèrent la chronique jusqu’en 1618. Pour une fois, ce polémiste entêté connu pour « sa hargne aveugle contre Harvey [… et] les aphorismes qu’il prof[éra] contre Pecquet » 11 eu bien raison de s’emporter.

 

Une synecdoque ostéologique

Une synecdoque est une figure de style qui « remplace le terme propre par un autre, qui entretient avec le premier un rapport d’inclusion » 12. Voici donc comment fut énoncée la plus belle des synecdoques ostéologiques.

La marquise de Pompadour (1721-1764), par un temps maîtresse de Louis XV, fut inhumée auprès de sa mère (Louise-Madeleine de La Motte) et de sa fille (Alexandrine Le Normant d’Étiolles), dans l’Église des Capucines de la place Vendôme, où elle avait acquis un caveau de la grande et noble famille de la Trémoille 13. La princesse de Talmont, ne goûtant probablement pas ce mélange post-mortem de noblesse authentique et de pseudo-noblesse acquise en décubitus, fit alors la remarque suivante : « les grands os des La Trémoille seraient bien étonnés de sentir près d’eux les arêtes des Poisson » 14. Ah, j’allais oublier : le vrai nom de la marquise de Pompadour était Jeanne-Antoinette Poisson…

 

 

Notes

1 Galien ne s’est en fait jamais prénommé Claude. Devenu célèbre, on le nomma bien après sa mort Clarissimus Galenus, qui fut fautivement traduit en Claude Galien par un scribe du haut Moyen Âge. Voir Boussel P. (1961) Présence de Galien. Paris, Union Latine d’Éditions, p. 11.

2 Galen C. (1531) De anatomicis administrationibus. Parisiis, S. Colinaeus, Lib. III, Cap. III.

3 Dominguez-Rodrigo M., Pickering T.R., Almécija S., Heaton J.L., Baquedano E., Mabulla A., Uribelarrea D. (2015) Earliest modern human-like hand bone from a new >1.84-million-year-old site at Olduvai in Tanzania. Nature Communications 6, Article number 7987.

4 Voir Anecdote anatomique no. 30: “Tromperies d’éléphant”.

5 Olry R. (1997) Homo dissectus. Petites histoires de grands anatomistes. Trois-Rivières, les Éditions du Bien Public, p. 13.

6 La Bible mentionne plusieurs géants : Genèse VI-4, Deutéronome III-11, Premier Livre de Samuel XVII-4.

7 Gould G.M., Pyle W.L. (1984) Anomalies and curiosities in medicine. Albany, The Stuyvesant Publishing Co. (adaptation française sous le titre : Les curiosités médicales. Monaco, Sip), pp. 397-408.

8 La première édition fut publiée à Venise par Johann of Speier en 1469.

9 Dirnhofer R. (1991) Felix Platter. Vater der helvetischen Gerichtsmedizin. In: Tröhler U. (Ed.) Felix Platter (1536-1614) in seiner Zeit. Basel, Schwabe & Co., pp. 45-52.

10 Bensaude-Vincent B. (1986) Persistance des géants. Annales, Économies, sociétés, civilisations 41 (1) : 177-200.

11 Cordier G. (1955) Paris et les anatomistes au cours de l’histoire. Paris, I.A.C., p. 30.

12 Arcand R. (2004) Les figures de style. Allégorie, ellipse, hyperbole, métaphore… Montréal, les Éditions de l’Homme, p. 156.

13 Campardon E. (1867) Madame de Pompadour et la Cour de Louis XV. Paris, Henri Plon, p. 307.

14 Levron J. (1961) Madame de Pompadour. L’amour et la politique. Paris, Arthaud, p. 280.

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