Un sourcil des plus dangereux

   Régis Olry, professeur titulaire, Département d’anatomie 

Le jeune peintre et poète chinois Kuo Lin (1767-1831) présentait une particularité anatomique peu courante : un de ses sourcils était « blanc comme neige » ¹. Asymétrie de couleurs, décrite parfois sous le nom d’heterotrichosis superciliorum ², sans la moindre conséquence fâcheuse. Mais une autre variation anatomique des sourcils s’avéra jadis bien plus dangereuse pour celui qui en était porteur.

Symbolisme des sourcils et synophris

Au 18ème siècle, le théologien et écrivain suisse Johann Kaspar Lavater (1741-1801) considérait que « les sourcils servent souvent à eux seuls à définir le caractère ³  », et ce d’autant plus lorsque les deux sourcils sont fusionnés au niveau de la racine du nez, ou glabelle. Cette variation anatomique, connue sous le nom de synophris, présente certes une composante ethnique ⁴ mais semblerait surtout pouvoir rendre compte de certains comportements. Alfred Richet (1816-1891) écrivait ainsi que « lorsqu’aucun intervalle ne les sépare et qu’ils viennent se rejoindre sur la ligne médiane, ils donnent à la physionomie une expression de dureté bien caractérisée ⁵ », opinion confirmée par Paul Tillaux (1834-1904) à peine quelques années plus tard : « quelquefois les deux sourcils se réunissent sur la ligne médiane et impriment ainsi à la physionomie un certain caractère de dureté ⁶ ». Selon Suétone, l’empereur Auguste était lui-même porteur de cette particularité ⁷.

De froncer les sourcils au synophris, et donc au mauvais œil, le pas fut vite franchi et il n’en fallu pas davantage pour être suspecté d’accointances avec le démon.

Synophris et lycanthropie

La morphopsychologie médiévale — la qualifier de rudimentaire serait un euphémisme — associait l’existence d’un synophris à la capacité de se transformer en lycanthrope, ou loup-garou. Pierre Vassal nous l’explique en ces termes : « Dans le folklore norvégien, il [le synophris, N.d.A.] conférait à son possesseur des talents magiques plus ou moins maléfiques. La mythologie nordique faisait de son porteur un mare sorcier ou un varulf : garou ou varou (littéralement homme-loup), puis par pléonasme loup-garou ⁸ ».

Un loup-garou, par Lucas Cranach l’Ancien (1472-1553), vers 1512

La répression, codifiée par le Malleus Maleficarum ⁹ fut terrible : Michel Udon, Pierre Groz, Philibert Montot, Pierre Bargot, Michel Verdung, Gilles Garnier, Jacques Rollet, Arline de Barioux, ne sont que quelques noms parmi les 30 000 victimes brûlées vives pour lycanthropie rien qu’en France ¹⁰ … Peut-être tout simplement parce que certains d’entre eux avaient les deux sourcils fusionnés au niveau de la racine du nez.

Notes

1 Waley A (1970) Yuan Mei. Eighteenth Century Chinese Poet. Stanford, Stanford University Press, p. 179.

2 Olry R. (1989) Synophris et lycanthropie. Nancy, mémoire de certificat d’anatomie spéciale anthropologie et morphologie quantitative, p. 5.

3 Jaton A.M. (1988) Jean Gaspard Lavater. Lucerne, Lausanne, Éditions René Coeckelberghs, p. 111.

4 Vassal P.A.G. (1952) Répartition et morphologie du système pileux suivant les types humains. Paris, Pacomhy, p. 9.

5 Richet A. (1873) Traité pratique d’anatomie médico-chirurgicale. Paris, Lauwereyns, 4^ème édition, p. 78.

6 Tillaux P. (1877) Traité d’anatomie topographique avec applications à la chirurgie. Paris, P. Asselin, p. 232.

7 Suétone (1961) Vies des douze Césars. S.l., Les Belles Lettres, pp. 143-144.

8 Vassal P.A.G., op. cit., p. 9.

9 Institoris H., Sprenger J. (1990) Le Marteau des Sorcières. Malleus Maleficarum. Grenoble, Jérôme Million (l’édition originale fut publiée par Johann Prüss à Strasbourg, en 1486).

10 Sbalchiero P. (2009) Présentation de : Discours de la lycanthropie, par Beauvoys de Chauvincourt. Grenoble, Jérôme Million, p. 124