Département d'anatomie
Anecdotes anatomiques

Qu’en pensez-vous Votre Sainteté?

Regis   Régis Olry, professeur titulaire, Département d’anatomie 



Dans sa Leçon d’ouverture faite à l’École de Médecine d’Angers le 3 novembre 1932, le professeur. Martin, en termes à peine voilés, reprocha à l’Église d’avoir mis des bâtons dans les roues des anatomistes : « l’avènement de l’ère chrétienne ne déclencha pas un renouveau anatomique; tout au contraire, le Christianisme […] jugula l’effort de l’École d’Alexandrie » 1. Une trentaine d’années plus tard, les historiens Maurice Bariéty (1897-1971) et Charles Coury (1916-1973) pointèrent du doigt les religions en général : « Durant les mille ans qui suivirent [Galien, N.d.A.], l’interdiction formelle de disséquer des corps humains — édictée aussi bien dans les pays chrétiens que dans les contrées d’obédience coranique — rendit impossible tout développement de l’anatomie » 2. Cette prétendue interdiction dans le monde musulman a été récemment battue en brèche par Emilie Savage-Smith 3. Mais qu’en est-il dans le monde chrétien?

 

Le pape Boniface VIII

Le cardinal Benedetto Caëtani (ca. 1235-1303), élu pape le 24 décembre 1294, prit pour nom Boniface VIII 4, 5. Parmi les quelques portes qui le firent entrer dans l’Histoire, rappelons que c’est lui qui — en partie pour satisfaire le roi Philippe le Bel — canonisa le roi Louis IX, devenu dès lors Saint Louis, le 25 août 1298 6. Mais pour nous, anatomistes, c’est une de ses décrétales qui va nous intéresser.

 

135 pope   

Le pape Boniface VIII, fresque du florentin Giotto di Bondone (ca.1267-1337) à Saint-Jean-de-Latran, vers 1297.

 

La décrétale Detestande feritatis

C’est le 27 septembre 1299 que le pape Boniface VIII émit la décrétale Detestande feritatis 7. Bien que s’opposant formellement au dépeçage de cadavre, cette décrétale ne visait pas la dissection anatomique, mais plutôt une tradition assez étrange de la thanatopraxie médiévale. L’épistémologiste uruguayen Rafael Mandressi nous la résume comme suit 8 : le corps d’un  noble ou haut dignitaire décédé loin de sa patrie était bouilli et démembré afin de séparer les parties molles et le squelette. Celles-là étaient enterrées sur les lieux du décès, celui-ci était transporté vers le « véritable » lieu de sépulture.

La décrétale Detestande feritatis semble donc ne pas s’appliquer à la dissection à objectif scientifique ou pédagogique.

 

Le témoignage de Mondino dei Luzzi

Mondino dei Luzzi (ca. 1275-1326) est l’auteur du premier traité d’anatomie basé sur quelques dissections de corps humains 9. Il mentionne clairement sa connaissance de la décrétale de Boniface VIII en écrivant que pour mieux connaître l’anatomie d’un os qu’il nomme « basilaire », il faudrait le faire bouillir, ce dont il s’est abstenu pour ne pas commettre un péché.

 

La décrétale Detestande feritatis a toutefois fait hésiter certains anatomistes, Henri de Mondeville (ca. 1260-ca. 1316) et Guido deVigevano (ca. 1280-ca. 1349) en furent peut-être deux qui préférèrent, sait-on jamais, ne pas risquer l’excommunication. Prudence donc, au cas où Boniface VIII n’aurait pas totalement distingué thanatopraxie et dissection anatomique!

 

 

Notes

1 Martin C.R. (1934) Histoire de l’enseignement de l’anatomie. Lyon, Arnette, p. 13.

2 Bariéty M., Coury C. (1963) Histoire de la médecine. Paris, Fayard, p. 407.

3 Savage-Smith E. (1995) Attitudes Toward Dissection in Medieval Islam. The Journal of the History of Medicine and Allied Sciences 50: 67-110.

4 Kühner H. (1958) Dictionnaire des papes de Saint Pierre à Jean XXIII. Paris, Buchet-Chastel, p. 101.

5 De Luz P. (1960) Histoire des papes. Paris, Albin Michel, 2 vols.

6 Le Goff J. (1996) Saint Louis. Paris, Gallimard, p. 305.

7 Le texte latin intégral de cette décrétale se trouve dans : Wolf-Heidegger G., Cetto A.M. (1967) Die anatomische Sektion in bildlicher Darstellung. Basel, New York, S. Karger, pp. 37-38.

8 Mandressi R. (2003) Le regard de l’anatomiste. Dissections et invention du corps en Occident. Paris, Seuil, p. 20.

9 Voir notre chronique : Le plus ancien incunable d’anatomie.

10 « non bene apparent nisi ossa illa decoquantur, sed propter peccatum dimittere consuevit » : Wickersheimer E. (1926) Anatomies de Mondino dei Luzzi et de Guido de Vigevano. Paris, E. Droz, p. 47, col. 2, lignes 22-23.

 

Suggestion de lecture

Alston M.N. (1944) The attitude of the church towards dissection before 1500. Bulletin of the History of Medicine 16 : 221-238.

Pour nous joindre

Département d'anatomie
Pavillon : Léon-Provancher
Local : 3501
Téléphone : 819 376-5011 poste 3584
Télécopieur : 819 376-5039
Site web : www.uqtr.ca/anatomie
Courriel : secretariat.anatomie@uqtr.ca 

logo UQTR