Albert Uderzo, René Goscinny et la craniométrie

   Régis Olry, professeur titulaire, Département d’anatomie 

Le préhistorien français André Leroi-Gourhan (1911-1986) a écrit : « Autant qu’un document, le crâne est un monument architectural. Indépendamment du sentiment un peu trouble qui anime la considération de ce qui fut vivant, on ne peut échapper à la sensibilité esthétique qui est levée par l’ordonnance des lignes et des plans, par la variété des rapports d’une espèce à l’autre » ¹. Source d’informations irremplaçable, tant en anthropologie ² qu’en ethnologie ³ et en médecine légale ⁴, le crâne est devenu une carte sur laquelle foisonnent les repères : points, lignes, angles, plans, triangles, etc. Nombreux sont les chercheurs qui vont y accoler leur nom : Muzj, Bonwill, Papillault, Downs, Coutand, Topinard, Broca, Bjork, Andresen, Perez, Wilder, et plusieurs dizaines d’autres. Le chef-d’œuvre du professeur Marcel Gaspard, malheureusement inachevé, en fourmille tout au long des seuls deux tomes qui ont été publiés ⁵. L’abondance est telle qu’il sera proposé en 1956 de créer une « commission mixte groupant anthropologistes et orthopédistes dentofaciaux dont le but serait l’étude critique et la définition des points craniométriques » ⁶.

Mais la palme d’or revient sans l’ombre d’un doute au médecin et anthropologue Aurél von Török.

Aurél von Török

Né à Pozsony (l’actuelle Bratislava) le 13 février 1842, Aurél von Török — de son vrai nom Aurél Thewrewk von Ponor — étudie la médecine à l’Université de Vienne (Autriche) devant laquelle il soutient sa thèse en 1864. Dix-sept années plus tard, il est nommé professeur d’anthropologie et directeur du Musée d’Anthropologie de l’Université de Budapest. Il décède à Genève le 2 septembre 1912 ⁷.

Aurél von Török est entré dans la grande Histoire de l’anthropologie par le traité de craniométrie ⁸ qu’il publie en 1890 : il y détaille, tout au long de ses 631 pages et 52 figures, un peu plus de… 5300 mesures à effectuer sur un crâne! Parmi les points craniométriques, nombreux sont ceux qui se terminent par le suffixe « ion » ⁹ : basion, opisthion, porion, gnathion, pogonion, zygion, euryon, ptérion, stéphanion, etc.

Aurél von Törok (1842-1912)

Pourquoi Albert Uderzo et René Goscinny?

Deux points craniométriques ont particulièrement attiré notre attention. Le premier, situé à la jonction du pariétal, de la portion mastoïdienne du temporal et de l’occipital d’origine cartilagineuse  s’appelle astérion ¹⁰. Le second, situé sur la suture sagittale, entre les deux trous pariétaux se nomme obélion ¹¹.

Astérion? Obélion? Un petit village qui résiste encore et toujours à l’envahisseur? Cela ne vous rappelle rien? Mais ne cherchez pas plus loin : aucun point craniométrique ne se nomme abraracourcion, panoramion, idéfion…

Notes

1 Leroi-Gourhan A. (1983) Mécanique vivante. Le crâne des vertébrés du poisson à l’homme. Paris, Fayard, p. 15.

2 Topinard P. (1884) L’Anthropologie. Paris, C. Reinwald, quatrième édition.

3 Quatrefages A. de (s.d.) Introduction à l’étude des races humaines. Paris, C. Reinwald, Schleicher Frères et Cie, deuxième tirage.

4 Derobert L. (Ed.) (1974) Médecine légale. Paris, Flammarion Médecine-Sciences, pp. 951-965.

5 Gaspard M (1978-1979) L’appareil manducateur et la manducation. Paris, Julien Prélat, vols. 1 et 2.

6 Cahiers odonto-stomatologiques (1956), numéro spécial Symposium Anthropologie, Orthopédie dento-faciale, pp. 88-89.

7 ÖBL (1815-1950) Bd. 14 (Lfg. 66, 2015), pp. 373-374.

8 Török A. (1890) Grundzüge einer systematischen Kraniometrie. Stuttgart, Ferdinand Enke.

9 Ou parfois “yon”. Nous ignorons malheureusement la raison de cette particularité orthographique.

10 Török A., loc. cit., p. 161.

11 Török A., loc. cit., pp. 154-155.