Département d'anatomie
Anecdotes anatomiques

Un zéro à la rescousse

Regis   Régis Olry, professeur titulaire, Département d’anatomie 

    

Les nerfs crâniens sont au nombre de 12 paires, tout le monde vous le dira. Mais à tors, car à l’instar des trois mousquetaires qui en réalité étaient au nombre de quatre, les douze nerfs crâniens sont effectivement au nombre de… treize.

 

Felix Pinkus et son drôle de poisson

Felix Pinkus est né à Berlin le 4 avril 1868. Docteur en médecine en 1893, il travaillera avec Paul Ehrlich à l’Institut Koch, avec Albert Neisser dans le service de dermatologie de la clinique universitaire de Breslau 1, 2, mais ce sont ses premières années de recherche, de 1892 à 1894 sous la direction de Robert Wiedersheim, qui le font entrer dans l’histoire des neurosciences, et plus précisément celle de la neuroanatomie comparée.

En 1894, il fait une découverte 3 improbable en cette fin de XIXe siècle : un nouveau nerf crânien! Non pas dans l’espèce humaine — il faudra pour cela attendre encore vingt ans 4 — mais chez ce drôle de poisson osseux dipneuste africain qui s’appelle Protopterus annectens 5. Felix Pinkus baptise sa découverte « nouveau nerf », puis les synonymes se multiplient au fur et à mesure d’observations publiées au sujet d’autres espèces : nerf pré-optique, terminal, apical 6, jusqu’à ce que son statut d’authentique nerf crânien impose logiquement de lui accorder un numéro. Et voilà le problème.

  

113 Protopterus          Le Protopterus annectens.

 

Laissons Soemmering reposer en paix

La numérotation actuelle des nerfs crâniens, chiffres romains de I à XII, est due au célèbre anatomiste allemand Samuel Thomas Soemmering 7. Celui-ci, considérant l’axe antéropostérieur de la base du crâne, avait tout bonnement ordonné les nerfs crâniens en fonction de la localisation des orifices traversés selon cet axe : le plus antérieur (nerf olfactif, par la lame criblée) devint donc le numéro I, et le plus postérieur (nerf hypoglosse, par le canal homonyme) le numéro XII. Malheureusement, le nerf découvert par Felix Pinkus devrait, selon ce principe, porter le numéro I, ce qui obligerait à décaler tous les autres d’une unité : ce ne serait pas une révolte, mais bel et bien une révolution! 8 Alors que faire?

 

Un zéro à la rescousse

 Le zéro a ses biographes 9 qui nous rappellent que ce chiffre fit son apparition dans le Croissant Fertile quelques siècles avant la venue du Christ. À une date et sous la plume d’un auteur que nous ne sommes malheureusement pas parvenu à identifier, le nerf de Pinkus s’est vu attribuer le numéro « 0 » 10, ce qui permit de conserver la nomenclature classique des nerfs crâniens, et donc de laisser tranquilles les mânes de monsieur Soemmering.

 

Au XIXe siècle, le sultan Abdul Hamid II avait, dit-on, fait effacer des livres de chimie entrant dans son empire toute référence à H2O car, pensait-il, cela signifiait « Hamid II n’est rien » 11. Par bonheur, le nerf de Pinkus ne fut pas si susceptible…

 

Notes

1 Pagel J. (1901) Biographisches Lexikon hervorragender Ärzte des neunzehnten Jahrhunderts. Berlin, Wien, Urban & Schwarzenberg, cols. 1295-1296.

2 Mehregan A.H. (1988) Felix Pinkus, M.D. (1868-1947). J. Am. Acad. Dermatol. 18 (5, 1) : 1158-1164.

3 Ce nerf avait été précédemment représenté par G. Fritsch en 1878 puis mentionné par C.J. Herrick en 1893, mais ni l’un ni l’autre ne semble y avoir prêté réelle attention.

4 L’existence de ce nerf est confirmée chez l’humain en 1914 par J.B. Johnston (qui décrit son trajet intracrânien) et C. Brookover (qui suit ses ramifications dans le septum nasal)

5 Pinkus F. (1894) Ueber einen noch nicht beschriebenen Hirnnerven des Protopterus annectens. Anat. Anz. 9: 562-566.

6 Pour toutes les références bibliographiques, voir Olry R., Haines D.E. (1998) The Three Musketeers and the Twelve Cranial Nerves. J. Hist. Neurosci. 7 (3): 248-249.

7 Soemmering S.T. (1778) Dissertatio de basi encephali et originibus nervorum cranio egredentium libri quinque. Gottingae, Abr. Vandenhoeck Viduam.

8 Nous paraphrasons ici La Rochefoucauld-Liancourt qui réveilla en pleine nuit le roi Louis XVI pour lui annoncer la prise de la Bastille. Voir, par exemple : Lever E. (1985) Louis XVI. Paris, Fayard, p. 512.

9 Seife C. (2002) Zéro. La biographie d’une idée dangereuse. Paris, JC Lattès

10 Nieuwenhuys R., Voogd J., van Huijzen C. (2008) The Human Central Nervous System. Berlin, Heidelberg, New York, Springer, 4th edition, p. 356.

11 Kaplan R. (2004) À propos de rien. Une histoire du zéro. Paris, Dunod, p.193.

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Suggestion de lecture

Lazorthes G. (1944) Le nerf terminal… Premier nerf crânien? Toulouse, Douladoure.

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