Département d'anatomie
Anecdotes anatomiques

Petite courbure gastrique et Confédération helvétique

Regis     Régis Olry, professeur titulaire, Département d’anatomie

 

Dans l’édition originale de son Traité d’anatomie descriptive, Philibert-Constant Sappey décrit en ces termes le plan superficiel de la musculature gastrique : « Les fibres longitudinales de l’œsophage, parvenues au cardia, s’épanouissent très régulièrement. Celles qui répondent au côté droit du conduit se prolongent sur la petite courbure de l’estomac en formant une bande musculaire très accusée, qui a reçu le nom de cravate de Suisse » 1. Depuis lors, cette étrange appellation a été adoptée par la plupart des ouvrages tant d’anatomie que de physiologie et de gastro-entérologie. Mais pourquoi une cravate, pourquoi de Suisse, et qui est à l’origine de ce terme?

 

Pourquoi une cravate, et pourquoi de Suisse?

Pourquoi une cravate? Cette petite pièce de linge « que les cavaliers croates [prononciation qui sera parfois déformée en « cravate », N.d.A.] portaient autour du cou » 2 a une longue histoire 3; mais qu’elle soit de style Steinkerque porté en 1692 par les femmes 4, ou de marque Brummel au cou d’un dandy d’aujourd’hui, il semble impossible d’y trouver le moindre clin d’œil à l’estomac.

Pourquoi de Suisse? Ni les Suisses d’église en tête des processions avec leur hallebarde, ni les Cent-Suisses créés par Charles VIII pour servir dans les armées étrangères, ne portent avec leurs uniformes quoi que ce soit à même d’évoquer, de près ou de loin, une cravate. Quant au célébrissime Guillaume Tell, le « légendaire signal de la résistance dont est née la Confédération suisse » 5, on se rappelle sa pomme, son arbalète, mais toujours pas la moindre trace d’un bout de tissu enroulé autour du cou et tombant élégamment en avant du thorax.

 

Un Mémoire du 15 novembre 1719 : première pièce du puzzle

Le 15 novembre 1719, un anatomiste présente devant l’Académie des Sciences de Paris un Mémoire consacré à la tunique musculaire gastrique. Cet anatomiste, Jean-Claude-Adrien Helvétius, a moins marqué l’Histoire que son père et son fils. En effet son père, Jean-Adrien, s’était acquis une certaine renommée — usurpée semblerait-il — en guérissant le Dauphin d’une royale dysenterie, à grandes rasades d’ipéca. Quant à son fils, Claude-Adrien, il saura se mériter une double et légitime notoriété : d’un part grâce à son immortel De l’Esprit publié en 1758, d’autre part grâce à son épouse Anne-Catherine, née de Ligniville d’Autricourt, qui, devenue veuve, va créer la célèbre société d’Auteuil dans la maison du non moins célèbre pastelliste Maurice Quentin de La Tour qu’elle vient d’acheter pour la coquette somme de trente mille livres 6.

Revenons à Jean-Claude-Adrien. Né à Paris le 18 juillet 1685, il est docteur en médecine à Paris (1708), médecin du jeune Louis XV 7, premier médecin de la reine Marie Leczinska, Conseiller d’État, et inspecteur général des hôpitaux de Flandres 8. A-t-il décrit une cravate (musculaire) le long de la petite courbure gastrique? Non, mais tout latiniste, fût-ce en herbe, aura déjà entrevu un lien entre Helvétius et Suisse… Voilà donc une première pièce du puzzle.

  

105 Helvetius    Jean-Claude-Adrien Helvétius (1685-1755)

  

Un collier et non une cravate: seconde pièce du puzzle

Les traducteurs le savent bien : « on doit traduire sans se cacher le fait qu’il y aura toujours des manques, des restes irréductibles, c’est-à-dire impossibles à faire passer dans la langue d’arrivée » 9. Une erreur de traduction s’est faufilée quelque part entre 1719 et 1777, c’est-à-dire entre le Mémoire d’Helvétius (écrit en français) et les Elementa Physiologiae d’Albrecht von Haller (rédigés en latin). Celui-ci mentionne dans une note de bas de page le terme « cravate de Suisse » (pourquoi en français alors que le livre est écrit en latin?), et se contente de faire remarquer que le terme est à la fois exact et spirituel : « proprio ibi sed ludicro nomine nuper adpellatae » 10. Il semble bien que Haller ait rencontré quelque part — mais il ne nous dit malheureusement pas où — le terme « collare helvetii » 11, le collier étant devenu cravate pour des raisons que nous ignorons.

 

La troisième pièce du puzzle reste introuvable

Nous savons donc qu’un anatomiste nommé Helvétius a décrit en 1719 des fibres musculaires gastriques entourant le cardia (un collier) mais pas leur épaississement le long de la petite courbure (cravate). Quelqu’un — mais c’est la pièce manquante du puzzle — aurait fait mention d’un « collare helvetii », traduit malencontreusement en « cravate de Suisse » au lieu de « collier d’Helvétius » 12

 

 

Notes

1 Sappey Ph.-C. (1857) Traité d’anatomie descriptive. Paris, Victor Masson, vol. 3, p. 103.

2 Bloch O., Wartburg W. von (2002) Dictionnaire étymologique de la langue française. Paris, Quadrige, p. 167.

3 Kybalová L., Herbenová O., Lamarová M. (1984) Foulards et cravates. In : Encyclopédie illustrée du costume et de la mode. Paris, Gründ, pp. 413-423.

4 La bataille de Steinkerque a été narrée par Voltaire dans Le Siècle de Louis XIV (réimpression : Paris, Fayard, 1994, p. 159).

5 Bergier J.-F. (1988) Guillaume Tell. Paris, Fayard, 4ème de couverture.

6 La Prade G. de (1989) L’illustre société d’Auteuil 1772-1830 ou la fascination de la liberté. Fernand Lanore, p. 101.

7 Antoine M. (1989) Louis XV. Paris, Fayard, p. 419.

8 Dupont M. (1999) Dictionnaire historique des Médecins dans et hors la médecine. Paris, Larousse, p. 320.

9 Martin P. (1997) Préface. In : Dars J. (Ed.) Aux portes de l’enfer. Récits fantastiques de la Chine ancienne. Arles, Philippe Picquier, p. 6.

10 Haller A. von (1777) Elementa Physiologiae Corporis humani. Lausanne, J.H. Pott, vol. 6, p. 126, note « g ».

11 Ce terme est devenu courant dès le début du XIXème siècle : Schreger C.H.T. (1803) Synonymik der anatomischen Nomenclatur. Führ, im Bureau für Literatur, p. 237.

12 Le collier d’Helvétius est encore mentionné dans la plus récente edition du Gray’s Anatomy: Standring S. (Ed.) (2008) Gray’s Anatomy. The Anatomical Basis of Clinical Practice. N.p., Churchill Livingstone Elsevier, 40th edition, p. 1114, Fig. 65.6.

 

Suggestions de lecture

Helvetius (1719) Observations anatomiques sur l’estomac de l’homme, avec des réflexions sur le système nouveau, qui regarde la trituration dans l’estomac, comme cause de la digestion des aliments. Mémoires de l’Académie Royale des Sciences de Paris, p. 336-349.

Lucien M., Beau A. (1934) La Cravate de Suisse. Considérations anatomiques et historiques. Paris, Masson et Cie.

 

 

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