Le français est une langue latine, comme le sont, entre autres, l'espagnol, le portugais, le catalan, l'italien, le sicilien, le provençal, le roumain. Toutes ces langues ont le latin comme langue d'origine, plus précisément, le latin parlé.
Le français, comme les autres langues romanes du reste, ne tire donc pas tout à fait sa source dans le latin classique (150 - 0 av. notre ère), langue écrite, enseignée, réglée par des prosateurs et des poètes (Cicéron, Virgile), mais, en grande partie, dans une langue parlée 'populaire' qui coexistait en marge de la langue écrite.
Toutefois, le latin parlé qui s'est répandu dans l'Empire romain d'occident, dont faisait partie la Gaule (aujourd'hui la France), n'était pas homogène. Il se présentait sur un continuum ayant à une extrémité un latin de tradition scolaire fortement influencé par langue écrite, comprenant un style oratoire pour les discours et un style soutenu pour les communications officielles de l'État avec la population, et à l'autre extrémité un style familier pour les communications privées.
Les personnes lettrées maîtrisaient les trois ; les illettrés, le style familier, et, pour certains le style soutenu, et sûrement de façon passive et de manière bien inégale (Banniard 2008).
C'est ce latin parlé à plusieurs registres qui a remplacé le gaulois dans toute la Gaule. Puisque la diffusion du latin s'est faite beaucoup à partir de la langue orale des soldats, des marchands et des fonctionnaires, on peut penser que le style familier (désormais latin familier) a été celui qui était le plus souvent entendu et celui que les populations soumises ont appris et se sont transmis. Ce latin parlé de style familier est aussi appelé, par plusieurs historiens, latin vulgaire.
Cependant, au-delà de ces différences d'usage, les locuteurs avaient tous l'impression de parler une seule et même langue, la langue de Rome, la lingua romana, la lingua latina.
Cette lingua romana parlée de style familier était nommée de différentes façons par les Latins eux-mêmes selon différents points de vue : sermo quotidianus (familier), usualis (usuel), rusticus (illettrés), vulgaris ou plebeius (du commun). Les Latins opposaient ce latin familier, populaire, peu prestigieux, au sermo urbanus, ou eruditus, ou viri eloquentis oratio, variété auréolée de prestige.
Ce latin parlé aux registres divers (de tradition scolaire / familier) aurait ensuite continué son évolution dans les siècles en se différenciant avec le temps selon les régions de l'Empire, et aurait donné lieu aux langues romanes que nous connaissons aujourd'hui.
Des langues nationales, mais aussi régionales qui n'ont pas toujours de statut officiel: en Belgique, en France et en Suisse, entre autres, le français, le picard, le provençal et le romanche ; en péninsule ibérique, l'andalou, le catalan, le galicien, et le castillan qui s'est imposé comme norme de l'espagnol actuel; dans la péninsule italique, le calabrais, le romain, le sicilien, le sarde, et le toscan qui s'est hissé au statut de norme de l'italien actuel.
Le latin parlé de style familier était différent du latin classique, de tradition scolaire, sous quelques aspects, un peu comme l'est le français parlé familier par rapport au français écrit, plus rigide dans ses constructions syntaxiques et dans sa morphologie. Parmi ces différences, on comptait des:
vinia (vigne)
lat. clas. vinea
mesa (table)
lat. clas. mensa
unionem, désignant, en latin classique, une espèce d’oignon > oignon
En latin classique, l’oignon se dit plutôt cæpam
testam, désignant, en latin classique, une coquille, une carapace, un pot > tête
En latin classique, la tête plutôt se dit caput
spatham, désignant, en latin classique, une latte de bois utilisée par les tisserands > épée
En latin classique, l’épée, ou plutôt le glaive, se dit gladium
ab oculem (sans œil) > aveugle
En latin classique, l’aveugle se dit plutôt cæcum
calvam soricem > chauve-souris
En latin classique, la chauve-souris se dit plutôt vespertilionem
laudatus sum > je suis loué
En latin classique, laudor
amare habeo > j’aimerai
En latin classique, amabo
magis fortis ou plus fortis > plus fort
En latin classique, fortior
lat clas. credimus te mentiri > credimus quod mentis « nous croyons que tu mens ».
Ce latin familier n'est pas bien documenté ; il y a peu de témoignages écrits.
Toutefois, on sait qu'il était relativement différent de celui qui servait à la création des œuvres littéraires et politiques de la même époque, et qui nous sont restées.
Autrement dit, le peuple latin ne parlait pas comme il aurait écrit.
On a mis à jour des bribes de textes sur des graffitis muraux dans les ruines de Pompéi et Herculanum, villes de villégiature et résidences d'été des Romains, ensevelies sous les cendres de l'éruption du Vésuve en l'an 79, éruption dans laquelle l'écrivain Pline l'Ancien a trouvé la mort. L'événement est raconté par son neveu Pline le Jeune dans une célèbre lettre à Tacite.
L'Appendix Probi, code de bonne prononciation, annexe de la grammaire de Probus et daté généralement du IIIe s., fait mention de 227 prononciations et mots déclarés fautifs (Chaurand 1999: 18). On y dénonce, entre autres:
Latin classique > | Latin familier | Phénomène |
mensam (table) | mesa | disparition de n devant s |
hostiæ (victimes) | ostiæ | amuïssement du [h] latin |
tabulam (planche) | tabla | syncope de la voyelle ŭ |
frigidam (froide) | fricda | syncope de la voyelle ĭ |
pavorem (peur) | paor | disparition de [v] entre voyelles |
vineam (vigne) | vinia | semi-consonantisation de [e] > [j] |
Par ailleurs, plusieurs textes écrits ont comporté des tours de la langue parlée familière, notamment les comédies de Plaute (poète comique du IIe s. av. notre ère). Il s'en trouverait également sur des inscriptions funéraires, dont la suivante, chrétienne, datant du Ve s. (Perret 2009):
Latin familier: Hoc tetolo fecet Montana, coniu sua, Mauricio, qui uisit con elo annus dodece et portauit annus qaranta. Transit die VIII kl. Lunias.
Latin classique: Hunc titulum fecit Montana, coniux eius, Mauricio, qui uixit com ea annos duodecim et portauit annos quadranginta. Transit die octauo ante kalendas (~calendas) lunias.
Français: Cela – cette épigraphe – a fait Montana, son épouse, pour Mauricius, [lui] qui vécut avec elle douze ans et qui avait quarante ans. Il mourut le 8e jour avant les calendes de juin.
Les philologues, au moyen des méthodes de la phonétique historique reposant sur la déduction et l'hypothèse, ont pu reconstruire ce latin familier à partir, bien sûr, de leurs connaissances du latin classique, des divers témoignages que l'on a présentés dans les paragraphes précédents et des premiers textes en ancien français.
De plus, les philologues ont pu compter sur les langues, les dialectes et les patois romans qui sont tous, comme le français, des rejetons du latin familier, et qui illustrent les différents chemins qu'un même mot latin a pu emprunter au cours des deux millénaires, comme c'est le cas du mot latin focum (feu):
catalan foc
français feu
italien fuoco
romanche fioug
sicilien fuco
espagnol fuego
gascon huec, huc
portugais fogo
roumain foc