EDUTIC : AKI - Société et territoires autochtones
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L'Autochtone s'estime plus heureux que le Français

Voici la réponse du chef des Gaspésiens [Micmacs] au père Chrestien Le Clercq, un missionnaire récollet, à propos de certains Français invitant les Micmacs à se construire des maisons et à vivre à la française.

Je m'étonne fort, que les Français aient si peu d'esprit, qu'ils en font paraître dans ce que tu me viens de dire de leur part, pour nous persuader de changer nos perches, nos écorces, & nos cabanes, en des maisons de pierre & de bois, qui sont hautes & élevées, à ce qu'ils disent, comme ces arbres ! hé quoi donc, continua-t-il, pour des hommes de cinq à six pieds de hauteur, faut-il des maisons, qui en aient soixante ou quatre-vingts; car enfin, tu le sais bien toi Patriarche [dans le sens de prêtre], ne trouvons nous pas dans les nôtres toutes les commodités, & les avantages que vous avez chez vous, comme de coucher, de boire, de dormir, de manger & de nous divertir avec nos amis, quand nous voulons ?

Ce n'est pas tout, dit-il, s'adressant à l'un de nos Capitaines; mon frère, as-tu autant d'adresse & d'esprit que les Sauvages, qui portent avec eux leurs maisons & leurs cabanes, pour se loger partout où bon leur semble, indépendamment de quelque Seigneur que ce soit ? Tu n'es pas aussi brave, ni aussi vaillant que nous; puisque quand tu voyages, tu ne peux porter sur tes épaules tes bâtiments ni tes édifices; ainsi, il faut que tu fasses autant de logis, que tu changes de demeure, ou bien que tu loges dans une maison empruntée, & qui ne t'appartient pas; pour nous, nous nous trouvons à couvert de tous ces inconvénients, & nous pouvons toujours dire plus véritablement que toi, que nous sommes partout chez nous, parce que, nous nous faisons facilement des Cabanes partout où nous allons, sans demander permission à personne; tu nous reproches assez mal à propos, que notre pays est un petit enfer, par rapport à la France, que tu compares au Paradis Terrestre, d'autant qu'elle te fournit, dis-tu, toutes sortes de provisions en abondance; tu nous dis encore que nous sommes les plus misérables, & les plus malheureux de tous les hommes, vivant sans religion, sans civilité, sans honneur, sans société, & en un mot sans aucune règle, comme des bêtes dans nos bois et dans nos forêts, privés du pain, du vin & de mille autres douceurs, que tu possèdes avec excès en Europe.

Hé bien, mon frère, si tu ne sais pas encore les véritables sentiments que nos Sauvages ont de ton pays, & de toute ta nation, il est juste que je te l'apprenne aujourd'hui: je te prie donc de croire que tout misérables que nous paraissions à tes yeux, nous nous estimons cependant beaucoup plus heureux que toi, en ce que nous sommes très-contents du peu que nous avons, & crois encore une fois de grâce, que tu te trompes fort, si tu prétends nous persuader que ton pays soit meilleur que le nôtre; car si la France, comme tu dis, est un petit Paradis Terrestre, as-tu de l'esprit de la quitter, & pourquoi abandonner femmes, enfants, parents & amis ? pourquoi risquer ta vie & tes biens tous les ans, & te hasarder témérairement en quelque saison que ce soit aux orages, & aux tempêtes de la mer, pour venir dans un pays étranger & barbare, que tu estimes le plus pauvre & le plus malheureux du monde: au reste comme nous sommes entièrement convaincus du contraire, nous ne nous mettons guère en peine d'aller en France, parce que nous appréhendons avec justice [avec raison], d'y trouver bien peu de satisfaction, voyant par expérience que ceux qui en sont originaires en sortent tous les ans, pour s'enrichir dans nos côtes; nous croyons de plus que vous êtes encore incomparablement plus pauvres que nous, & que vous n'êtes que de simples compagnons, des valets, des serviteurs & des esclaves, tous maîtres, & tous grands Capitaines que vous paraissiez; puisque vous faites trophée de nos vieilles guenilles, & de nos méchants habits de castor, qui ne nous peuvent plus servir, & que vous trouvez chez nous par la pêche de Morue que vous faites en ces quartiers, de quoi soulager votre misère, & la pauvreté, qui vous accable: quant à nous, nous trouvons toutes nos richesses & toutes nos commodités chez nous-mêmes, sans peine, & sans exposer nos vies aux dangers où vous vous trouvez tous les jours, par de longues navigations; & nous admirons [voyons avec étonnement] en vous portant compassion dans la douceur de notre repos, les inquiétudes & les soins que vous vous donnez nuit & jour, afin de charger votre navire: nous voyons même que tous vos gens ne vivent ordinairement, que de la Morue que vous pêchez chez nous; ce n'est continuellement que Morue, Morue au matin, Morue à midi, Morue au soir, & toujours Morue, jusque là même, que si vous souhaitez quelques bons morceaux; c'est à nos dépens, & vous êtes obligés d'avoir recours aux Sauvages, que vous méprisez tant, pour les prier d'aller à la chasse, afin de vous régaler.

Or maintenant dis-moi donc un peu, si tu as de l'esprit lequel des deux est le plus sage & le plus heureux; ou celui qui travaille sans cesse, & qui n'amasse, qu'avec beaucoup de peines, de quoi vivre; ou celui qui se repose agréablement, & qui trouve ce qui lui est nécessaire dans le plaisir de la chasse & de la pêche. [...] Apprends donc, mon frère, une fois pour toute puisqu'il faut que je t'ouvre mon cœur, qu'il n'y a pas de Sauvage, qui ne s'estime infiniment plus heureux, & plus puissant que les Français.

Source : Chrestien Leclercq, Nouvelle Relation de Gaspésie [1691], édition critique sous la direction de Réal Ouellet, Montréal, Les Presses de l'Université de Montréal, 1999, p. 270-275.